Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
Lun 8 Mar 2021 - 20:28
Gambit accepté ? ft. Elvý Njállsdóttir
La Boutique était déserte. Cela arrivait parfois et ne manquait jamais de l'inquiéter : avec l'augmentation des prix de certains articles et le changement de fournisseurs, Andrée avait l'impression d'avancer sur des chardons. Patterson lui avait plusieurs fois signifié que les comptes étaient serrés. Sans être mise en danger – le patron tenait trop à la localisation du magasin de Pré-au-Lard -, la filiale tanguait. Plusieurs conséquences pouvaient en découler, mais celle qui dérangeait le plus Andrée tenait en la restriction des libertés de son emploi du temps. Elle pouvait fermer la Boutique quand elle le voulait pour vaquer à ses occupations secondaires ; si Patterson lui enlevait cette fluidité, les choses se compliqueraient sans doute.
Every cloud has a silver lining1, se martela-t-elle – un credo qu'elle avait appris très jeune. L'un des premiers qu'on lui avait inculqué lorsqu'elle était arrivée en Angleterre, en fait. Il fallait croire que le refus de l'échec était une qualité reconnue chez les Leigh. Dans ce cas précis, elle ne discernait pas vraiment de positif, mais elle allait trouver.
Comme toujours.
Andrée jeta un œil à l'horloge qui surplombait une étagère. Un cadran en forme d'étoile en bois foncé qu'elle avait choisi parce qu'il lui évoquait la badiane. La plupart de ses potions en contenait ; un excellent moyen pour atténuer le goût atroce de certaines mixtures, même si le condiment était d'origine moldue.
L'horloge affichait 14h45. Il fallait y aller. Il fallait qu'Andrée quitte sa douce torpeur pour affronter ses obligations. Les visites qu'elle rendait à Johann Kayser n'étaient pas si éprouvantes que cela, mais elle avait du mal à cerner son client. Malgré la dette qu'elle avait contractée auprès de lui, malgré l'admiration qu'il lui inspirait et le réseau qu'il avait construit, elle ne pouvait s'empêcher de se méfier. Elle tenait toutefois aux bonnes relations qu'elle entretenait avec. Baisser les prix de ses marchandises et de ses potions était une façon de le remercier de lui avoir sauvé la vie, mais aussi de s'assurer ses bonnes faveurs.
Même si, elle n'était pas stupide, Johann Kayser n'avait pas besoin d'elle. N'aurait jamais besoin d'elle. Pas autant qu'elle le souhaitait.
Ressassant ces encourageantes pensées, elle transplana dans un entrepôt. Une ruine de taules et de plaques de béton, assez étanche pour protéger les lieux de la pluie, bien trop délabrée pour susciter les convoitises. Inconnue au bataillon. Son nom n'apparaissait nulle part sur les actes de propriété et de location. Officiellement le bâtiment avait appartenu à un ancien agriculteur moldu, mort depuis longtemps, légué à une obscure famille qui ne se préoccupait pas beaucoup de cette parcelle de terrain abandonnée. Andrée avait fait le nécessaire pour s'en accaparer les droits dans l'anonymat le plus dense. Le rendre incartable avait été difficile à mettre en place mais pas impossible : si l'on savait chercher, beaucoup de portes pouvaient s'ouvrir.
Factures, documents confidentiels et ingrédients illégaux y étaient rangés, classés et méticuleusement détruits une fois qu'ils étaient devenus obsolètes. Malgré sa répugnance à s'exposer ainsi, Andrée se consolait : ces pièces existaient, elle devait juste veiller à ce qu'on ne les trouve jamais.
Le visage fermé, elle entreprit ses préparatifs.
◬
Andrée ressortit du bureau de Kayser une demi-heure après le début du rendez-vous. 15h30, annonçait la montre de la sorcière. L'appel hurlant de la Boutique résonnait dans sa conscience. La lassitude pulsait, plus puissante que jamais.
Il y avait des temps où la perspective de tout lâcher était irrésistible. Partir et se construire une nouvelle vie, loin des faux semblants, loin des difficultés. Loin de l'illégalité. C'était trop grand, trop dur. Trop de risques et trop de responsabilités.
Dans ces moments-là, c'était la petite Andrée de Kerimel qui se manifestait. Une gamine de onze ans, perdue, répartie à Serpentard sous ses supplications, en équilibre constant sur un fil qui menaçait de rompre. Une fillette au bord de la rupture, perpétuellement, sans trêve, sans espoir, sans joie et sans enfance.
Andrée soupira, fort, longtemps, se passa une main sur le front, pinça les lèvres et ferma les yeux. Elle les rouvrit. Et ce fut fini. Pas d'autre manifestation extérieure de sa brève perte de contrôle que ces taches de rousseur qui ressortaient quand la fatigue prenait le dessus. No pain no gain2. C'étaient bien les mots qu'on employait, dans ce genre de situation, non ?
Lorsqu'elle pénétra dans la salle principale de l'Edelweiss, toute trace d'accablement avait disparu. Andrée promena son regard froid sur l'assemblée. Il n'y avait presque personne ; pas grand-chose d'intéressant, non plus. Elle caressa l'idée de s'installer à une table. De se commander un verre – peut-être du vin rouge, ou plutôt un irish coffee, plus réconfortant. Plus en accord avec les humeurs qu'elle continuait de ressasser.
Elle ne s'installa à aucune table, ne commanda aucune boisson. Détournée de cette délicieuse alternative par son insupportable conscience professionnelle, elle renonça à son idée aussi vite qu'elle avait surgi. Son regard passa sur une jeune femme esseulée sans la voir puis elle gagna l'entrée à grandes enjambées. Plus vite s'éloignerait-elle des tentations moins pénible serait la soirée.
— Salut, entendit-elle dans son dos – Andrée s'arrêta net, en suspension sur ses hauts talons. Dis-moi, que penses-tu de la stratégie du Gambit ?
Plus que l'accent qui perçait les mots de son interlocutrice, ce fut la façon dont elle l'aborda qui surprit Andrée. Personne ne l'avait jamais alpaguée avec le nom d'une stratégie d'échecs. C'était terriblement ringard et très loin des conduites dont elle avait l'habitude.
Elle se retourna néanmoins. La jeune femme qui lui faisait face était jolie, mais ce fut le magnétisme qui s'en dégageait qui la retint. Pour une raison ou pour une autre, les yeux de l'inconnue la captèrent. Son attitude, sa façon de l'observer. Mi-figue mi-raisin. Ils l'empêchèrent, en tout cas, de l'ignorer – comme à son habitude, le dédain avait d'abord sorti ses griffes. Andrée n'aimait pas les nouvelles rencontres. Elles étaient plus davantage synonymes de mises en danger que de moments partagés, et il ne fallait y voir aucune aigreur de sa part.
Les yeux noirs d'Andrée accrochèrent deux joueurs d'échecs quelques tables plus loin.
— Je ne l'ai jamais aimée, admit-elle en haussant les épaules.
Elle se pencha vers la jeune femme, une nuance presque complice dans la voix, beaucoup de cynisme surtout :
— J'ai toujours eu du mal avec les sacrifices.
Se redressant, son paquet de cigarettes apparut dans ses mains. Fruit d'un rituel bien rodé, la tige de tabac fut allumée, l'odeur âcre emplit l'espace et un air de pleine satisfaction emprunta les traits d'Andrée. À sa grande honte et son plus grand bonheur, plus qu'un accessoire de mondanité, la cigarette était devenue un véritable objet de convoitise. Elle aimait son goût, elle aimait fumer.
En attendant la réponse de l'inconnue, Andrée lui proposa le paquet ouvert d'un geste alambiqué. D'expérience, elle savait que fumer était plus jouissif en société.
— Would you accept a cigarette3, mademoiselle4 ?
Code by Ariel
(1) Le mauvais a toujours une part de bon. (2) Pas de victoire sans douleur. (3) Accepteriez-vous une cigarette ? (4) En français quand Andrée le dit.
Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
Mar 4 Mai 2021 - 23:11
Gambit accepté ? ft. Elvý Njállsdóttir
Pour être tout à fait honnête, Andrée n’était pas très sûre de la raison pour laquelle elle avait proposé cette cigarette à l’inconnue. C’était d'ordinaire un rituel qu’elle initiait lors de ces moments où elle était contrainte de demeurer avec la même personne pendant un long moment. Lors d’entrevues professionnelle, par exemple, ou lorsque le barman de la Tête de Sanglier la tenait en joue pendant qu’elle attendait l’un de ses contacts non recommandables. Elle acceptait rarement de passer du temps avec autrui pour son plaisir.
Alors d’où sortait cette cigarette, d’où sortait ce paquet et d’où sortait cette amabilité surgie de nulle part ?
— Would you accept a cigarett, mademoiselle ?, avait-elle prononcé, lui offrant son plus beau français sur le dernier mot.
— Avec plaisir, ungfrú.
Les années lui avaient appris que les inconnus résistaient rarement à ses touches frenchies, pour peu qu’ils fussent suffisamment fins pour les apprécier. À présent, elle devait bien avouer qu’elle-même devenait victime de son propre stratagème : peut-être avait-elle séduit cette femme, mais elle tombait dans un filet similaire.
Son éducation bourgeoise l’avait poussée à s’intéresser à de nombreuses cultures et à autant de langues étrangères. Souvent trop compliquées pour qu’elle n’en apprît plus que les mots principaux – merci, bonjour, au revoir -, Andrée entretenait pourtant suffisamment son oreille pour reconnaître les sonorités particulières à certaines d’entre elles.
Pays nordique, identifia-t-elle immédiatement. Lequel, c’était un mystère, mais la région du monde ne faisait aucun doute.
Une région du monde pour laquelle elle avait développé, au fil des années, une fascination particulière.
L’inconnue lui devint soudain plus sympathique.
— Je ne te ferais pas l’affront de te demander le sens de ce si joli mot, sourit Andrée.
L’un de ses rares sourires sincères. La jeune femme qui lui faisait face, si étrange dans sa manière de l’aborder, si bizarre dans sa manière de la jauger, avait attisé son intérêt. C’était peut-être la raison pour laquelle le tutoiement avait fusé, naturel. Un comportement si éloigné de l’attitude naturelle d’Andrée que la potionniste se sentit brièvement mal-à-l’aise.
Les deux joueurs d’échec lui offrirent une échappatoire bienvenue ; l’autre, le regard fixé dessus, semblait analyser la partie d’un œil vaguement intéressé.
Elle n’y connaît rien.
Elle n’observait pas les mouvements de la bonne façon, elle n’observait pas les pièces comme il le fallait. Ses yeux vagabondaient d’un coin à l’autre du plateau sans fixer les endroits stratégiques qu’un bon joueur aurait repéré.
— La stratégie a l’air de marcher, avança l’inconnue – Andrée nota l’utilisation incertaine du verbe, confirmant sa théorie. Regarde, le roi opposé est à présent en échec.
— Une chance, répliqua-t-elle. Que serait-il arrivé s’ils ne maîtrisaient pas cette stratégie ?
Elle n’avait plus envie de partir, à présent. La perspective de tester sa nouvelle connaissance, de fouiller un peu son caractère et de tenter d’en deviner les limites l’intéressaient davantage.
Et il y avait du vin rouge.
La carte de l’Edelweiss proposait une excellente sélection, qu'elle se plaisait à tester lorsqu'elle le pouvait. Rarement. La Boutique attendrait pour cette fois-ci – et puisque les clients ne se bousculaient pas à sa porte, elle en profiterait au moins cet après-midi-là. Andrée s’invita sur le tabouret libre qui jouxtait celui de l’inconnue, cala son sac à contre le bar et fit un geste de la main au serveur. Du doigt, elle lui indiqua son choix.
La jeune française observa sa vis-à-vis, les yeux plissés dans l’attente d’un nouvel indice. Le changement de sujet qui suivit lui montra que l’inconnue se savait percée à jour :
— Mais est-ce qu’un roi vaut vraiment de tels sacrifices ? énonça-t-elle finalement.
— Certainement lorsqu’on parle d’échec. Dans d’autres cas en revanche...
Elle trempa son verre dans le verre ballon qu’on venait de lui apporter, appréciant la saveur âcre et sucrée du breuvage. Son indépendance et sa solitude lui permettait de se préserver des remarques d’autrui sur sa manie de boire à des heures inappropriées ; elle se moquait de ces préjugés. Rien ne valait ces moments privilégiés, la plupart du temps seule, aux ambiances et aux énergies favorables, pour déguster un verre d’alcool. De vin, souvent, de quelque chose de plus fort, parfois. Elle réservait aux instants les plus doux la douce sensation d’un joint et de sa fumée douçâtre.
Andrée observa sa compagne du jour se délester de sa cendre, songeuse. Son accent était fascinant. Elle se demanda quelle était son histoire. Quelles étaient ses forces, ses peines et ses blessures.
— Se sacrifier est une chose. Mais pour qui ? Ou pour quoi ? Qu’est-ce qui en vaut vraiment la peine ?
Pas grand-chose, pensa la brune.
— C’est peut-être ça, la véritable question.
— Une question ma foi complexe, dit Andrée. Après tout, peu peuvent se vanter de s’être un jour sacrifiés. À moins que tu ne remettes en cause la notion de sacrifice, ... ?
La fin de la question resta en suspens, attendit d’être complétée. L’autre, perspicace et charitable, vint à son secours :
— Elvý, enchantée.
— Andrée, répondit-elle sur le même ton. Je constate que nous traînons toutes les deux nos origines dans nos prénoms.
La potionniste cendra à son tour, tira une longue bouffée de sa cigarette. Elle aimait les conversations lentes comme celles-ci. De celles où on pouvait profiter des nuances dans l’intonation et dans la voix, de celles où les mots avaient leur importance et où ils étaient beaux.
Elle n’avait pas envie de lui dévoiler son égoïsme. Pas encore. Pour une fois, pour une rare fois, elle préférerait mettre en avant les pendants jugés positifs de sa personnalité : son sens de la répartie, son intelligence, son écoute, son empathie. Ce qui faisait d’elle une interlocutrice de choix, ce qui faisait qu’on ne l'oubliait pas une fois quittée.
— Définissons le sacrifice, veux-tu, Elvý ? (Et en le prononçant, Andrée se rendit compte qu’elle adorait ce prénom.) Si on reprend le sens originel du mot, il désigne les martyrs. Au combat, pendant des actes religieux, qu’importe.
Elle désigna du menton la table des joueurs d’échec, qui avaient enchaîné sur une autre partie. Du coin de l’œil, elle nota que le perdant avait opté pour une autre stratégie. Vouée à l’échec. L’autre avait d’évidence plus d’expérience que lui.
Sourire narquois, mélodie moqueuse. Les échecs lui avaient toujours paru ennuyeux et dérisoires ; et dans son monde, les joueurs se sentaient si concernés qu’ils devenaient parfois violents. Pas d’agression publique, mais des piques venimeuses par derrière, des discréditations, et tout ce qui faisait la communauté étriquée des Sangs-Purs et autres nobles de Grande-Bretagne.
Et pourtant, elle s’y frottait parfois, car ils demeuraient le meilleur moyen de rencontrer du monde. Son monde. Celui qu’elle voulait conquérir et dominer.
— Dans leur cas, ils estiment sans doute que leur cause est sacrée. Un enfant qui cède son gâteau à un ami ne fait sans doute pas la différence entre l’heure de son goûter et le temps des croisades. Une femme qui accepte de renoncer à sa liberté pour le plaisir d’un homme se sent sans doute aussi valeureuse – ou malheureuse – qu’un héro de la mythologie grecque.
Elle-même n’avait jamais cédé son goûté ni sa liberté pour le plaisir d’un autre. La scandinave déchiffrerait-elle la vraie couleur de ses paroles ? Identifierait-elle les teintes dont se paraient son caractère ?
Andrée lui faisait confiance pour cela.
Les braises de la cigarette atteignirent la base du filtre, Andrée l’abandonna pour se saisir d’une autre. On consomme, on remplace.
— À ton avis, qui du joueur d’échec, de l’enfant ou de la femme a fait le plus grand sacrifice ?
Dans le cendrier, les volutes blanchâtres de la cigarette morte finissaient de mourir dans les airs.
Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
Lun 12 Juil 2021 - 22:03
Gambit accepté ? ft. Elvý Njállsdóttir
Petit à petit, le caractère d’Elvý se dessinait. On la devinait malicieuse, effrontée, enjouée. Profonde, réfléchie, ou en tout cas aimant les discussions réfléchies. Comme Andrée n’avait rien d’une optimiste, et comme une personnalité était rarement aussi lisse que cela, elle supposa qu’il se cachait d’autres facettes sous son regard scrutateur. À commencer, bien sûr, par ses origines.
Les accents nordiques roulaient sous la langue de la jeune femme à chaque fois qu’elle prononçait un mot ; sans en connaître les nuances, Andrée s’y était suffisamment intéressée pour en percevoir les intonations. Quels chemins avait suivis cette fille pour échouer en Angleterre ? S’agissait-il de tragédies similaires à celles qui avaient agité la vie d’Andrée et qui l’avait propulsée hors de la France ? Parlait-on d’une histoire encore plus sombre, ou peut-être un peu plus légère ?
La curiosité d’Andrée piquée, leur conversation sinueuse n’en devenait que plus intrigante. La française se rendait compte qu’Elvý jouait avec elle ; sans doute était-ce sa façon de fonctionner, et qu’il s’agissait plus d’un passe-temps agréable pour son interlocutrice que d’une vile conspiration. Mais la façon dont elle avait de choisir ses sujets, de sélectionner ses mots et de construire ses phrases, cachait quelque chose de fascinant.
Les manœuvres d’Andrée se destinaient à percer les secrets de sa compagne de l’après-midi. Elle ne doutait pas que, de son côté, Elvý montait le même genre de stratégie.
— À ton avis, qui du joueur d’échec, de l’enfant ou de la femme a fait le plus grand sacrifice ?
— L’enfant, incontestablement. Les goûters, c’est sacré.
Une fois ne fut pas coutume, la réponse désarçonna Andrée. L’autre s’était montrée malicieuse, subtile, mystérieuse, voilà qu’elle devenait enfantine. C’était quelque chose qu’Andrée n’avait pas envisagé – mais après tout, pourquoi pas ?
Il s’agissait seulement d’un possible inattendu.
Elvý rit, légère, et Andrée trempa les lèvres dans son breuvage vermeil pour ne pas perdre contenance. Les conversations truffées des codes de la haute-société, elle connaissait. La femme qui lui faisait face s’en riait et n’en respectait aucun. C’était nouveau, pour elle.
Le silence se réinstalla, un silence calme et réflectif, puis Elvý reprit la parole :
— Sacrifier, c’est renoncer à quelque chose, on est d’accord là-dessus. Mais si ce que nous offrait ce renoncement était plus beau encore que ce que l’on perdait ?
Andrée pencha la tête, attendant la suite. Le scepticisme devait se voir sur ses traits – elle n’avait pas l’habitude de renoncer, et d’ailleurs ne le faisait jamais de plein grès.
Une positive, devina-t-elle. Sauf que la révélation n’en était pas vraiment une, puisque les attitudes d’Elvý la décrivaient comme une amoureuse de la vie et des opportunités. Et la vie, les opportunités, les chances à saisir, c’était une affaire de positivisme.
Tout son contraire. Andrée, elle était plutôt de ceux qui ont les pieds sur terre. Les pragmatiques, auraient dit certains.
— Je pense que la notion de sacrifice peut prendre plusieurs versants, et j’y vois deux axes principaux : la soumission ou l’amour. L’enfant a-t-il donné son goûter sous la pression de l’intimidation ou parce que ça le rendait simplement heureux d'offrir quelque chose à un ami ? La femme a-t-elle renoncé à sa liberté par un sentiment d'obligation, de peur, de soumission ? Ou pour témoigner d'un amour inconditionnel, plus grand et plus beau encore que la liberté qu'elle décide d'abandonner ?
Elvý fit une pause rêveuse, comme pour que ses idées prissent plus d’ampleur encore. Son vague sourire soufflait quelque chose de beau. De serein. Et d’incompréhensible.
— Au final, reprit-elle, qu’importe la grandeur de ses sacrifices, car ils s’abreuvent plus ou moins des mêmes sentiments.
Une fois de plus, le verre de vin et la cigarette furent salvateurs. Ils lui évitèrent la moue pas convaincue, et peut-être des questions supplémentaires.
Sans être totalement obscur aux yeux d’Andrée, ce que décrivait Elvý n’était pas aisé à comprendre. Élevée dans un climat de peur, abandonnée par son père et rejetée par les enfants de son âge, la beauté du monde, la beauté des autres n’avaient pas de sens pour elle. Le sacrifice ne détenait aucune valeur noble ; c’était seulement quelque chose qu’on concédait à quelqu’un d’autre pour s’attirer ses bonnes faveurs ou son pardon.
Pardon d’avoir parlé trop haut, pardon d’exister.
Elle préféra rebondir sur un sujet sans trop de risque, qui n’attirerait pas trop l’attention de la scandinave. Peut-être l’avait-il personnellement touchée, à une époque, mais elle était révolue.
— Si cela rend l’enfant heureux d’offrir un goûter à quelqu’un d’autre, qu’il prenne deux goûters, répondit Andrée. Ou trois, on ne sait jamais.
Mais la réplique ne fit pas mouche, car l’autre continua malicieusement :
— Alors, qu’est-ce donc qui te rebute le plus avec les sacrifices, Andrée. La peur ou l’amour ?
Andrée réfléchit un instant. Elle ne voulait pas révéler ce que ce mot évoquait vraiment pour elle ; la question réclamait pourtant une réponse. Et la noblesse ne mentait jamais. Elle détournait, elle déformait, elle atténuait ou amplifiait, mais jamais elle n’inventait. Pas celle qu’on lui avait inculquée.
Une fois de plus, elle choisit une voie secondaire. La fuite.
— Je suppose que cela dépend de ce que tu entends par « peur » et « amour ». Comme d'habitude, rit-elle en réalisant sa manie de préciser chaque terme.
La tentation de recourir à ses méthodes érudites la fit hésiter un instant, mais elle y renonça. Décomposer et définir chaque terme de leurs conversations était inutile. Ni Andrée ni Elvý n’y trouveraient de satisfaction et c’était retarder l’inévitable : répondre à la question. Elle devait trouver autre chose. Une autre parade.
— Sans doute peux-tu appliquer de tels termes dans le cas de l’histoire de Merlin et de Viviane, par exemple, ou Roméo et Juliette (1). Dans leur cas, c’est littéral : ils renoncent à la liberté ou à la vie. Et leurs histoires mêlent de manière incontestable peur et amour.
Elle se passa la langue sous les lèvres, tentant de jongler entre ce qu’elle pouvait révéler d’elle-même et ce qu’elle souhaitait garder secret.
— Mais, en ce qui me concerne, je n’oserais prétendre avoir vécu de telles expériences. Je peux d’ailleurs te le concéder, me séparer de mon goûter ne m’a jamais fait plaisir ; d’ailleurs, je ne l’ai jamais fait.
Elle prenait soin de le piétiner ou de le jeter à la benne avant l’arrivée de ses harceleurs.
Les dernières volutes de sa cigarette s’effacèrent dans l’air et aussitôt les mains d’Andrée en cherchèrent une nouvelle. Si, dans son attitude, rien ne montrait que la conversation la mettait mal-à-l’aise, le nombre de tubes qu’elle fumait était en revanche révélateur pour qui la connaissait.
Heureusement, le vin appelait le tabac. Il n’était pas rare qu’elle fumât autant dans des situations bien moins inconfortables.
Elle décida d’opérer un demi-tour, assurer de nouveau son contrôle de la situation en remontant plus haut dans la conversation. Une certaine résistance émanait d’Elvý, qui ne manquait jamais de cibler Andrée de ses questions ; elle n’avait pas encore parlé d’elle-même.
— Toi, en revanche, tu sais. Tu sembles connaître l’« amour inconditionnel, plus grand et plus beau encore » qu’une potentielle liberté. Penses-tu vraiment que l’on doit sacrifier par amour ? Penses-tu vraiment que liberté et amour sont incompatibles ?
Andrée, elle, n’avait aucun avis sur la question : elle rejetait l’amour sous toutes ses formes. Les rares personnes pour lesquelles elle avait éprouvé de l’affection étaient mortes, internées, ou elles ne souhaitaient plus entendre parler de la française – cela lui allait bien. Elle ne comptait aucunement avancer son point de vue sur la question, mais entendre celui d’Elvý l’intéressait.
Après tout, ne se nourrissait-on pas des expériences des autres ?
Code by Ariel
(1) Je considère qu’une telle œuvre est connue dans le monde des Moldus comme dans le monde magique.
Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
Sam 16 Avr 2022 - 23:01
Gambit accepté ? ft. Elvý Njállsdóttir
Rares étaient ceux qui pouvaient se targuer d’être capables d’analyser une personnalité comme savait le faire Andrée - sans présomption aucune. Et il fallait bien l’admettre, Elvý faisait partie de cette catégorie. Sans doute était-ce ce qui rendait cet échange si plaisant ; peut-être était-ce pour cela que la française n’avait pas encore pris la fuite, malgré tout l’inconfort que lui inspirait l’échange.
Elle n’aimait pas se livrer. Elle n’aimait pas qu’on perçât ses défenses. Les murs qu’elle avait érigés pendant des années, supposés indestructibles, ne l’étaient finalement pas tant que ça. À coups de mots bien choisis et d’insinuations bien placées, Elvý ouvrait des failles et creusait les fissures qui existaient déjà.
Un peu plus de persévérance et bientôt la jeune femme connaîtrait son histoire, son passé et ses faiblesses.
Heureusement pour elle, Andrée savait diriger une conversation. Même si l’autre semblait bien maîtriser la discipline, elle aussi, elle ne refusa pas le tournant que la potionniste lui proposa.
Au contraire, le trouble qu’elle laissa paraître montra qu’elle la suivait sans trop de réticence. Une hésitation dans sa posture, un changement d’attitude. Andrée les perçut immédiatement ; ils éveillèrent sa curiosité aussi sûrement que si Elvý lui avait livré ses secrets sur un plateau.
Ce qui, de l’avis de la brune, aurait été beaucoup moins stimulant.
Andrée attendit patiemment qu’elle cherchât ses mots, que son expression neutre refît surface, sirotant son vin en l’observant. Elle ne la brusquerait pas ; l’attitude serait inconvenante, d’abord, et puis Andrée elle-même haïssait qu’on lui forçât la main.
- Hmmm, fit enfin la scandinave, songeuse. Ce que j’ai envie de croire, c’est que rien n’est réellement incompatible dans la vie et que les compromis peuvent toujours remplacer les sacrifices si chacun y met du sien.
Encore une fois, le scepticisme dut se voir sur le visage de l’aristocrate. Pour elle, il n’y avait rien de plus faux : pourquoi, dans ce cas, assistait-on à tant de drames et de blessures ? Individuellement, au sein du couple ou dans des sphères plus larges - la politique en était un parfait exemple. Certes, il s’agissait souvent d’un manque de communication ou d’investissement personnel ; pour autant, trop nombreuses étaient les situations où, malgré une volonté sans faille de trouver des solutions, les partis impliqués n’avaient d’autres choix que d’abandonner.
Et puis tout le monde n’était pas égal. Quel impact avait un enfant face au poids de l’avis d’un adulte ? Quelles décisions pouvaient prendre les précaires, les minorités et les bannis de la société quand les politiques et les puissants de ce monde en décidaient les normes ?
Néanmoins, Andrée inclina la tête vers la gauche pour laisser Elvý s’exprimer. Elle était intelligente - l’apothicaire doutait qu’elle eût une opinion si simple à ce sujet.
- Maintenant, je sais bien que notre monde n’est pas cette utopie que j’imagine, poursuivit la jeune femme, et Andrée hocha la tête, et si tout se réglait à l’aide d’un compromis, le mot “sacrifice” ne ferait pas partie de notre lexique et nous ne serions pas actuellement en train de débattre sur ce sujet.
- Cela dit, c’est tout à ton honneur de vouloir voir les choses ainsi.
Car c’était précisément le fond du sujet : il s’agissait d’un choix.
La remarque n’était ni sarcastique, ni condescendante. Plus sincère que la majorité de ce qu’elle disait, en fait. Il y avait quelque chose de rafraîchissant dans les mots d’Elvý, même si Andrée n’y croyait pas une seconde. Un tel optimisme rendait certainement la vie plus facile, plus agréable.
La française observa attentivement la jeune femme tandis qu’elle continuait :
- Alors, doit-on sacrifier par amour ? La réponse est propre à chacun, je dirais, mais dans mon cas…
Elle marqua une pause.
- Je suis à peu près certaine de ne jamais avoir renoncé à ma liberté.
Andrée masqua son intérêt en tirant une nouvelle bouffée de sa cigarette, puis en trempant ses lèvres dans son verre de vin. Le choix de ses mots l’intriguait.
- Mais peut-être qu’elle n’a jamais été menacée, poursuivit-elle après un instant de réflexion, et Andrée plissa les yeux en réponse. Ou peut-être que je n’ai jamais aimé assez intensément pour songer à y renoncer pour quelqu’un, comme tu sembles pourtant le croire.
“Peut-être ?”
Peut-être, en effet. Peut-être qu’Andrée trouvait Elvý si fascinante car il y avait des choses en elle que la scandinave elle-même ne cernait pas.
Andrée s’appuya contre le dossier de son siège, abandonnant le temps d’un instant sa posture droite et rigide, et laissa libre cours à ses hypothèses. Il semblait inconcevable qu’une femme comme Elvý soit si peu sûre d’elle-même sur ce genre de sujet - la liberté, l’indépendance, tout ce à quoi elle semblait tenir pourtant. Elles ne se connaissaient pas, mais la française percevait au fond d’elle-même qu’elles se ressemblaient beaucoup. Et l’une de ces similitudes, pensait-elle, tenait au fait qu’elle passait beaucoup de temps à s’introspecter, à comprendre ses réactions et ses émotions, et à faire en sorte qu’elles lui servent par la suite.
Même si Elvý avait une vision très différente de l’amour et de ses intérêts personnels, Andrée était à peu près sûre qu’elle y accordait autant d’importance. Elle utilisait juste ses conclusions autrement.
Ou se serait-elle trompée ?
Elvý rit discrètement. Le son arracha Andrée à ses réflexions, et elle reporta son attention sur l’autre.
Un mystère.
- Enfin, c’est même sûr : peut-on seulement l’avoir oublié, si l’on a aimé de cette manière ? Ça me paraît insensé.
À Andrée aussi, ça paraissait insensé. Elle sourit nerveusement en retour.
Malgré toute la douleur qui en était ressortie, elle n’avait jamais oublié l’amour inconditionnel qu’elle avait porté à son père. Il en restait des traces ; elle savait que s’il lui ouvrait les bras à nouveau, elle s’y jetterait sans hésiter, peu importe à quel point elle se le reprocherait par la suite.
Et elle gardait en mémoire chacun des liens qu’elle avait noués dans sa vie, même s’ils n’avaient plus d’importance à présent. Qu’il s’agît d’une amitié, d’un lien de famille ou d’une romance, elle se souvenait de tout.
Alors dans le cas d’un grand amour, comme le suggérait Elvý ?
Andrée secoua la tête : à moins d’être amnésique, il y avait peu de chances.
- À moins d’être amnésique, dit-elle en écho à sa conclusion, il y a peu de chances.
Elle secoua légèrement son verre, le regard perdu dans le mouvement irrégulier de son breuvage bordeaux. Si elle était honnête avec elle-même, s’il elle n’avait pas pensé de façon si opportuniste, certaines de ses relations auraient pu être sauvées.
Sauf qu’elle était qui elle était.
Andrée releva les yeux vers Elvý :
- Si l’on parle d’une vraie relation qui a impacté ta vie, c’est impossible. Ton cerveau est bien fait : il se souviendra de ce qui lui fait du bien. De ce qui l’a fait évoluer, de ce qui l’a fait mûrir.
Elle se mordit les lèvres un instant. C’était des bases qu’elle avait étudiées lorsqu’elle avait commencé à s’intéresser aux potions qui touchaient au cerveau et à la mémoire. Un sujet passionnant s’il en était.
Un sourire étira brièvement ses lèvres ; le tournant très pragmatique de la conversation, après tous les sous-entendus et les passages secrets qu’elles avaient empruntés, était amusant. Mais parfois, pour avancer, il était nécessaire de se concentrer sur du concret. Comme là - il aurait fallu être aveugle pour ne pas remarquer à quel point Elvý était troublée.
Renoncer à sa liberté pouvait être un acte traumatisant ; peut-être le cerveau pouvait-il l’oublier. Peut-être les hésitations de la nordique venaient-elles de là. Certaines relations, romantiques ou non, pouvaient l’être partiellement également. Andrée avait oublié des passages de son enfance, notamment la séparation avec son père qui demeurait floue pour elle, et quelques moments difficiles de son adolescence au manoir de Leigh. Pour autant, elle en gardait en mémoire la plus grande partie.
Mais dans le cas d’une relation saine, il lui paraissait inconcevable de ne pas se souvenir. Ce n’était pas ainsi que l’humain fonctionnait.
- Tu sais, je collabore souvent avec Saint-Mangouste. Je fais partie de leurs chercheurs potionnistes pour trouver de nouveaux traitements à certaines pathologies. Et il m’arrive régulièrement de travailler avec le service neurologie. Si je suis sûre d’une chose, sur le fonctionnement de notre mémoire, c’est bien celle-ci : à moins d’un traumatisme physique ou psychologique, le cerveau n’oublie pas. En tous cas, pas les choses importantes. Pas celles qui t’ont marquée.
Elle pointa Elvý du doigt, comme pour appuyer ses propos :
- Surtout pas un amour aussi puissant que celui dont on parle.
Ces nouvelles informations rassuraient-elles la jeune femme ? Andrée observa soigneusement ses réactions. Son discours mettrait-il au jour un mystère de plus chez sa nouvelle connaissance, ou lui apporterait-il des réponses ?
Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
Mar 2 Aoû 2022 - 1:51
Gambit accepté ? ft. Elvý Njállsdóttir
Intéressant comme métier, fit la Scandinave. Mais dis-moi, toi qui sembles t’y connaître un peu sur ce qui peut se passer là-dedans, comment tu expliques qu’un traumatisme puisse même effacer les bonnes choses, celles que tu dis impossible à oublier pour un cerveau sain ?
Comment en étaient-elles arrivées à discuter du métier d’Andrée, c’était un mystère auquel la jeune femme n’avait pas de réponse. Sans être particulièrement inconfortable – même si elle aurait préféré parler de choses moins personnelles, quand bien même elles relevaient du professionnel -, la conversation prenait un tour beaucoup plus profond que ce qu’elle s’était imaginée.
Naïvement peut-être, elle avait pensé parler du soleil et de la pluie autour d’un ou de deux verres de vin ; et ce, même si elle détestait profondément ce genre de simagrées.
Au lieu de cela, elle se retrouvait à parler d’amnésie, de potions et de neurologie, face à une Elvý bien plus intéressée par le sujet que la moyenne. Habituellement, lorsqu’elle dérivait sur le sujet « Saint-Mangouste », les gens s’empressaient de faire demi-tour – après une ou deux questions polies, peut-être, et seulement pour donner le change.
— Je comprends le mécanisme de protection qui vise à effacer le souvenir traumatique, poursuivit Elvý, mais pourquoi certains… (Elle chercha ses mots quelques secondes et finit par s’arrêter sur celui qu’Andrée avait employé :) « Amnésiques », oublient tout ? Est-ce que pour se défaire du pire, il faut forcément sacrifier le meilleur ? Je ne sais pas, peut-être que tu aurais des témoignages à ce sujet ?
Andrée répondit au sourire de la jeune femme ; elle non plus ne perdait pas le Nord.
Non, on ne pouvait pas parler d’une curiosité polie. Les questions d’Elvý étaient trop précises pour cela. Peut-être même un peu pressantes. Andrée sentait confusément que l’autre cherchait à la mettre en porte-à-faux, même si elle ne comprenait pas pourquoi. A priori, le sujet ne la concernait pas.
La potionniste se mordit les lèvres en se demandant ce qu’elle devait faire de cette nouvelle information.
— Et d’ailleurs, demanda-t-elle, existe-t-il des remèdes pour guérir de ce genre d’amnésie ? Ou, du moins, pour favoriser la réminiscence des souvenirs ? Peut-être une potion, ou même juste une plante… que sais-je ?
Andrée rit sous cape, avant de répondre à la question la plus facile :
— D’abord : mon rôle n’est pas de discuter avec les patients, j’en ai bien peur, finit par dire Andrée après quelques instants de réflexion.
Que pouvait-elle révéler sans trahir le secret professionnel ? Qu’est-ce qu’elle-même était prête à offrir, sans outrepasser les limites de sa propre intimité ? Et surtout, qu’est-ce qu’Elvý voulait entendre ?
— Je travaille beaucoup dans l’ombre et à part quelques rares occasions, je ne suis pas au contact des malades, poursuivit-elle. Donc pour les témoignages, je ne peux pas vraiment t’aider.
Elle s’interrompit, songeuse. Elle pourrait l’aider. Si elle en faisait la demande au Dr Barnabey, il lui accorderait probablement l’autorisation de se rendre au département des longs séjours, où de nombreuses personnes atteintes de problèmes de mémoire graves séjournaient. Elle pourrait prétexter des recherches, un besoin de les questionner pour avancer de son côté.
Au détour d’un projet, peut-être…
Elle haussa les épaules.
— Pour le reste, ça demande un peu plus de développement, admit Andrée. Tu prépares une thèse sur le sujet, ou quoi ?
Une gorgée de vin plus tard, elle ralluma une cigarette – il faudrait qu’elle fasse le compte en rentrant chez elle – et tenta d’expliquer simplement mais précisément. Pas toujours facile lorsqu’on parlait ce jargon tous les jours.
— La plus simple, d’abord : existe-t-il des remèdes ? Pas comme tu l’entends. Enfin, on peut encourager la guérison avec des potions, en appuyant la réparation de certains schémas neurologiques qui peuvent être responsables de la perte de mémoire – n’hésite pas à m’interrompre si je te perds.
Elle prit le temps de déglutir, tant pour elle que pour laisser à son interlocutrice le temps de digérer les informations :
— La plupart du temps, une amnésie est causée par une maladie, par le dysfonctionnement de ton cerveau (notamment quand tu prends de l’âge) ou par un traumatisme physique ou psychologique, comme je t’ai dit. Et les solutions les plus efficaces que l’on connaisse pour le moment, c’est la rééducation, souvent la psychomagie, parfois d’autres types plus expérimentaux. Et de la patience – beaucoup de patience. Dans le cadre d’un traumatisme, cela demande souvent à ce qu’on affronte les souvenirs qui y sont liés. C’est un processus douloureux.
Le regard d’Andrée se perdit un instant dans le vide, suivant inconsciemment les passages et les volutes de fumée qui voyageaient dans l’espace.
Les histoires qu’elle avait entendues sur ces réapprentissages – celui d’une vie, d’une identité – et sur le déroulement des séances de psychomagie spécialisées dans les traumatismes étaient terrifiantes. Trop imprécises pour être rapportées à Elvy comme elle le voulait mais terrifiantes. Les patients pleuraient, criaient, s’arrachaient la peau. D’après les chercheurs de Saint-Mangouste avec qui elle en avait parlé, ils revivaient littéralement la scène de leurs traumatismes. Le but était de réécrire les informations concernant cette période dans le cerveau du patient, et ainsi désamorcer les souvenirs traumatiques, la panique et tout ce qui y était associé.
Elle se redressa, chassa la brume qui s’était logée dans ses yeux et un mince sourire reprit sa place sur les lèvres de la jeune femme :
— Enfin bref. Dans la majorité des cas, en tout cas quand ce n’est pas lié à l’âge ou à une maladie neuro-dégénérative, c’est curable, mais c’est loin d’être une partie de plaisir. Tu pourras marquer ça dans la conclusion de ta thèse.
Elle souffla, comme pour rire à sa propre blague. L’atmosphère s’était alourdie ; elle-même avait perdu son flegme. Travailler sur la conception de potions destinées à améliorer la prise en charge de ces patients était une chose ; se confronter à la réalité de leur situation en était une autre.
Elle observa soigneusement les réactions d’Elvý, en quête d’un quelconque indice de plus sur sa personnalité – et aussi, surtout, sur l’origine de sa curiosité.
Puis elle se décida à répondre à la dernière question de sa compagne :
— Et dans le cas d’un traumatisme psycho-affectif, c’est d’autant plus complexe que, comme tu l’as souligné, le cerveau supprime tous les souvenirs. Il ne fait pas la différence entre les bons et les mauvais ; c’est comme ça. Il sélectionne les souvenirs liés de près ou de loin à la période ou au traumatisme, et il s’en débarrasse. Ça peut même parfois concerner la vie entière de l’individu.
Elle se pencha en avant, peut-être un peu portée par la douce caresse du vin, toujours à l’affût de ses réactions :
— Je te mentirais si je te disais qu’on connaissait tout sur tout sur le fonctionnement de notre cerveau… Malheureusement, tu vas devoir toi aussi sacrifier ta soif de connaissance et accepter cette dure réalité : l’humain est une créature ignare !
Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
Dim 23 Avr 2023 - 14:00
Gambit accepté ? ft. Elvý Njállsdóttir
Je crois que je vais plutôt te piquer cette conclusion-là pour ma thèse. Laisse moi juste la noter, souffla Elvý.
Une fois n’était pas coutume – même si cela le devenait un peu trop depuis le début de l’échange -, la réplique étonna Andrée. Les réactions d’Elvý, trop différentes les unes des autres, étaient trop vives, trop mouvantes, pour être analysées. D’un intérêt marqué à un détachement désarçonnant, la scandinave était difficile à comprendre. Et Andrée n’était pas sûre de si elle appréciait la situation, stimulante, ou si ces changements de perspectives lui faisaient peur. Difficile de s’adapter quand on ne comprenait pas l’autre – et la potionniste n’aimait pas ne pas comprendre.
Fidèle à l’image d’exubérance qu’elle renvoyait depuis leur rencontre, Elvý se concentra, pris une inspiration puis, d’un geste soigné, mima la rédaction de ladite conclusion :
— « L’humain est une créature »… quoi, déjà ? Ah oui, « ignare », dit-elle avec cérémonie. Je n’aurais pas trouvé meilleur terme.
Andrée ne put retenir un petit rire. Elle riait rarement autant. Même si Elvý s’éloignait de tous les standards des personnes qu’elle côtoyait d’habitude, on ne pouvait lui retirer ce mérite.
— Et, reprit-elle, je finirai même par cette question ouverte : « Existe-t-il seulement des vérités que l’Homme peut affirmer détenir avec une certitude absolue ? » Et vue que cette grande question a déjà été résumée en trois mots que tout le monde connaît – Cogito, ergo sum –, je renverrai mes lecteurs insatisfaits sur la tombe de Descartes pour les inviter à continuer le débat avec son fantôme.
— Pauvre Descartes, commenta Andrée d’une voix cynique. Son repos éternel semble toucher à sa fin – pas si éternel que ça, semble-t-il. Il va le détester, ton débat…
Elle fut heureuse de s’éloigner des sujets trop lourds de l’amnésie et de la rémission des patients touchés. Son verre de vin terminé, la jeune femme se demanda ce qu’il lui convenait de faire désormais. Elle avait beaucoup bu, beaucoup fumé, et elle ne tenait pas à perdre le contrôle sur ses actions cet après-midi-là. Peut-être un café ? Ou Elvý était-elle du genre à préférer le thé, cette boisson anglaise qu’Andrée trouvait infecte ?
La réponse ne vint jamais ; à la place, un grincement de porte se fit entendre, le même qui avait résonnait quand elle avait quitté le bureau de Kayser. Au mouvement de la tête de sa compagne du jour, elle sut qu’ils se connaissaient. Et surtout, elle sut qu’il était la raison de la présence d’Elvý dans cette auberge.
Alors elle aussi était impliquée dans des réseaux pas clairs ? Une pointe de déception lui informa qu’elle aurait préféré le contraire. Peut-être était-elle lassée d’être entourée de contrebandiers, menteurs et fraudeurs. Peut-être qu’elle avait aimé l’idée que la scandinave fût vierge de ces scandales, même si cette parenthèse de spontanéité aurait de toute façon pris fin.
Ses tâches de rousseur, émissaire de sa fatigue et de son découragement, semblèrent la brûler.
— Mais le nôtre risque de s’achever ici, j’en suis désolée, dit Elvý. La personne que j’attendais m’a enfin l’air disposée à me voir.
— Je t’en prie, répondit Andrée avec un sourire qui n’atteignit pas ses yeux. C’était un plaisir.
Elvý se leva.
— Je suis ravie de t’avoir rencontrée, Andrée, et j’ai hâte que l’on se retrouve à philosopher de nouveau ensemble. J’espère seulement que tu n’as pas sacrifié trop de temps pour moi.
Andrée haussa les épaules. Mr Pattinson ne se formaliserait pas des deux heures qu’était restée fermée la boutique – si toutefois il en était informé. Aucune préparation pour Saint-Mangouste ne requerrait son attention ce jour-là. Pour le reste, elle aviserait plus tard – elle n’avait plus envie de cacher ses traces, couvrir ses actes, que ce fût pour l’Œil ou pour une autre cause en laquelle elle croyait. Pas maintenant.
Lorsque la nordique s’approcha d’elle, avenante, et que l’apothicaire comprit son intention, horrifiée, celle-ci eut tout le mal du monde à camoufler son mouvement de recul.
— Il me semble qu’on fait la « bise » en France, non ? lança Elvý, enjouée, en lui embrassant chaque joue.
— Exactement, fit l’autre, crispée.
Elle avait toujours détesté cette pratique. L’indémodable poignée de main lui convenait très bien.
— Oh, ajouta Elvý avant de s’éclipser, ne te soucie pas de la note, c’est tout pour moi ! Bless, Andrée !
Un vague signe de main, et elle avait déjà disparu. Andrée s’affaissa sur sa chaise, lasse.
Cette discussion imprévue la forçait à considérer, une fois de plus, sa vie professionnelle. Elle n’avait jamais mesuré l’impact de ses recherches auprès de patients qu’elle n’avait jamais rencontrés ; au début, ce contrat avec Saint-Mangouste relevait davantage d’un à-côté que d’autre chose. Puis on l’avait impliquée dans la recherche, et au fil des missions, on l’avait investie, on l’avait considérée. En parler à Elvý l’avait mise face à cela, face aux enjeux de ce qu’elle faisait. N’était-ce pas une cause juste en elle-même ? Devait-elle forcément jouer les héroïnes de l’ombre, à négocier avec des trafiquants, brouiller les pistes et fuir la surveillance des Aurors ?
Elle savait à quoi elle s’exposait. Elle l’avait su avant même de s’engager pour la cause. Certaines de ses actions avaient des conséquences très indirectes sur le reste, et certaines collaborations ne se révéleraient utiles que des années plus tard – peut-être jamais. C’était de l’anticipation. De la prévoyance. Lorsque la fatigue prenait le dessus, elle avait du mal – à comprendre, à se souvenir, à poursuivre.
Pourtant, elle continuerait. C’était une certitude. Parce qu’elle croyait en ce qu’elle accomplissait, en ce qu’elle contribuait à construire. Et parce que demain, ses doutes seraient derrière elle, et sa détermination aurait repris le dessus – comme toujours.
Andrée soupira, se passa le dos de la main sur les yeux. Se rappelant des dernières paroles d’Elvý, elle héla le serveur : elle pouvait bien s’autoriser un verre de vin supplémentaire.
Au moins, les goûts de Kayser avaient toujours promis le meilleur à sa clientèle.