La légende de la Porte
L’ouvrage était ouvert sur le pupitre à la page 1235. Les années avaient malmené le papier ; bosselé d’une texture humidifiée, l’encre bavait et le texte souffrait souvent d’un manque de lisibilité certain.
En face de sa couverture racornie, Andrée dormait profondément.
Dire qu’elle avait mal vécu le semi-échec de sa mission avec Serger relevait de l’euphémisme. Elle avait rapporté les documents au quartier général, certes ; et personne ne lui avait fait la moindre remarque sur le manque de discrétion de leur opération. Mais au fond d’elle, elle savait. Elle savait qu’ils auraient dû comprendre cette énigme enfantine, elle savait qu’entrer dans ce bureau n’aurait pas dû leur poser de problème. Elle était consciente de ses capacités d’analyse, elle avait confiance en son schéma de réflexion, et elle se doutait que Serger excellait lui aussi dans ce domaine – même si l’avouer lui écorchait toujours un peu la langue.
Il fallait qu’elle comprenne. Et qu’elle fasse le deuil de ce carnage.
Aucun des deux n’auraient dû se retrouver à mentir devant ces agents de l’ordre – pas que ce fait la dérangeât particulièrement, mais c’était la preuve de leur incompétence. Aucun des deux n’auraient dû passer la moindre minute derrière les barreaux, et ils y avaient passé une nuit complète.
Deux mois qu’elle ruminait. Deux mois qu’elle se demandait ce qui avait raté. Deux mois qu’elle analysait la moindre de leur action pour comprendre quel virage ils avaient manqué.
Son enquête l’avait d’abord poussée à retracer cette fameuse journée, la préparation de cette fameuse journée et même ce qui n’avait rien à voir avec cette fameuse journée. Dans son carnet, on pouvait lire, écrit en toutes lettres, témoignant de l’obsession de la jeune femme : « Le parfum que j’ai mis le jour de la préparation de la potion aurait-il eu un effet indésirable sur cette même potion ? Réaction chimique / neurones / capacités d’attention : à étudier ».
Inutile de préciser que la préparation du Polynectar n’avait eu aucune incidence sur le déroulement des faits, et qu’un parfum ne pouvait pas en déranger la concoction.
Sa seconde stratégie avait été plus offensive : en parler. Avec n’importe qui. À demi-mots parfois, lorsque les personnes concernées étaient totalement étrangères aux activités de l’Œil, puis plus franchement si elles faisaient partie de l’organisation. À chaque fois, elle s’était heurtée à un mur d’incompréhension : de quoi parlait-elle donc, par Merlin ?
Même les autres membres de l’organisation n’avaient pas été capables de l’aider, considérant à son contraire que l’opération avait été un franc succès.
Un franc succès…
À l’orée de ses rêves, Andrée remua. Progressivement, son esprit quitta son enfer de théories et d’encyclopédies et retrouva sa triste réalité.
L’ouvrage était toujours ouvert à la même page.
La potionniste en était rendue là : farfouiller dans des grimoires plus vieux que ses ancêtres pour tenter de trouver un début de réponse à ses questions.
On le lui avait dit : elle s’obstinait à chercher du vide. Mais ils ne comprenaient pas.
Seul Serger pouvait comprendre.
Elle dirigea ses yeux cernés vers l’enluminure de la page, sur laquelle de très fins caractères indiquaient : « Odyssées et contes oubliés des peuples d’Atlantide ». Cinq heures plus tôt, son intuition l’avait poussée à prendre le document, bien dissimulé entre des volumes plus épais que le plus épais des dictionnaires, au fin fond de la plus vieille bibliothèque du Paris magique.
Elle qui avait toujours mis un point d’honneur à suivre son instinct, à lui faire confiance même, commençait à douter du bien-fondé de sa démarche.
Ses doigts accrochèrent le coin jauni de la page et le soupir de la jeune femme fendit le silence opaque de la bibliothèque.
Puis elle s’interrompit. D’une lassitude infinie elle passa à une rigidité extrême. Devant ses yeux, une nouvelle page, d’aspect un peu plus abîmé encore que le reste du livre, était couverte d’une écriture déliée, manuscrite et d’un autre âge.
La jeune femme plissa le nez, peu sûre de reconnaître le langage. Et puis les souvenirs de ses cours de runes défilèrent dans son esprit et elle reconnut l’idiome antique qu’utilisaient les peuples légendaires d’Atlantide.
Fébrile, elle s’empara de sa baguette et la pointa devant elle. Sa formation runique lui paraissait floue – trop floue. En tous cas, la partie qui concernait le peuple d’Atlantide était couvert d’une couche de poussière opaque. Elle savait qu’une formule de traduction lui permettrait de comprendre ce texte crypté ; il fallait juste qu’elle la retrouve.
Andrée ne la retrouva pas. En tout cas, pas ce jour-là.
Il lui fallut une semaine supplémentaire de désarchivage de grimoires académiques, de crises de nerfs et d’impatience mal dissimulée avant de mettre la main dessus. Ce fut les yeux encore plus sombres qu’elle revint à Paris, neuf jours plus tard exactement. D’un geste pressé, elle ouvrit Odyssées et contes oubliés des peuples d’Atlantide à la page 1236, murmura la formule à voix basse, et se pencha si près du papier que son nez toucha le texte.
Elle déchiffra :
Ce texte est l’héritage du peuple d’Atlantide et de sa religion.La Porte vous voit. Adressez-lui votre prière.La PorteLointaine dans la brume mouvanteUne porte grinçant sur des gondsUn instant ! Je vous dois des précisionsLa Porte se dressait, cette relique atlanteCette légende vous est contéeDes méandres d'une histoire oubliéeEt sitôt son dénouement atteintDans les esprits son sens se fait lointainInitiatrice de croyances mystiquesLa Porte se fit le portail de fantasmesSi bien qu'à côté l'existence abdiqueEt la raison dort, acquittée de tout miasmeAinsi monsieur, je me présente à vousLibérée de la fierté et de l'arrogance oùSans vous mentir je me complaisaisCar toute-puissante la Porte m'a écrasée
Sa lecture terminée, Andrée ferma quelques instants les yeux. Ses lèvres tremblèrent, à l’image de la tempête qui dominait sa tête. Ses poings se serrèrent spasmodiquement, et ses ongles courts, nés du stress et de son travail manuel, réussirent à entamer sa peau.
Quand elle battit des paupières, dix minutes plus tard, elle savait.
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