Multivers
Kæra dagbók,
Une nuit de janvier 1996,
Voglia di viaggiare
Elvý n'avait pas revu Sergio depuis le soir, en octobre, où il l'avait rejointe à la Tête de Sanglier alors qu'elle buvait un verre avec Alex. Mais comme Elvý aimait le dire : « Il y avait une 2e fois à tout. ». Même si c'était en fait la 3e qu'ils se voyaient.
Sergio avait le front tapissé de boucles ébène qui rehaussaient son teint hâlé. La ligne de son sourcil droit se brisait au passage des deux boules métalliques de son piercing, au-dessus d'un regard dont on distinguait à peine l'ombre des pupilles des noirs iris. Les lobes de ses oreilles étaient allongés par la présence de petits écarteurs, suivi - pour celui de gauche – par de nombreux anneaux en argent remontant jusqu'à l'hélix. Sergio portait toujours des bretelles par-dessus son haut, mais jamais de manches longues - même en cette période hivernale -, si bien qu'Elvý avait déjà pu contempler à souhait les nombreux tatouages qui ondulaient sur ses bras.
Sergio dégageait un charme singulier mais, par-dessus tout, c'était son fort accent italien servi sur des octaves graves qui avaient marqué Elvý, la replongeant sans qu'elle ne le sache dans les souvenirs muets de ses voyages oubliés.
- Andiamo ?
- Sì, répondit l'Islandaise qui, ayant atteint un certain stade d'étourdissement extatique, voyait ses capacités linguistiques décuplées.
Ou du moins, l'illusion y était. Car, quand elle lui offrit un joli « Prego » après qu'il lui ait tenu la porte, il s'empressa de la corriger :
- Non si dice "prego", ma "grazie".
Toutefois, la véritable apogée de sa défonce débuta quand elle mit ses deux pieds dans la rue. La fenêtre devant laquelle elle déboula sembla vomir une ombre informe sous le clair de lune. La camée s'approcha d'un pas et, les yeux plissés, elle aperçut entre les volets entrouverts un pot en terre cuite posé sur le rebord, abritant une pauvre plante desséchée. Elle s'approcha d'un nouveau pas, les prunelles cette fois grandes ouvertes, et vit le végétal se métamorphoser. Dans sa vision envoûtée, la tige moribonde reprit de l'éclat et se mit à pousser encore et encore. Ce fut de gigantesques feuilles de lierre qui s’échappèrent de la terre, traversant la faille entre les deux volets en bois pour se jeter dans le vide. La plante continua de croître, transperçant sa geôle pour envahir le mur de briques. Bientôt, une forme commença à se dessiner sur ce dernier : c'était la silhouette de Sergio.
- Ton ombre est faite de lierre, lui annonça Elvý d'une voix rêveuse.
L'Italien suivit la direction de son regard et se positionna lui aussi face au mur de briques, la rejoignant dans la contemplation de son ombre, un air béat englobant son visage. Tous deux restèrent ancrés dans leur fascination statique et silencieuse durant plusieurs secondes – ou minutes ? -, avant de débuter leur périple dans le Londres endormi.
Les divagations sensorielles de l'Islandaise se poursuivirent alors que les rues lui semblèrent grimper plus qu'à l'accoutumé, si bien que les pavés lui parurent mobiles, se désamorçant du sol pour se réarranger en escaliers. Les maisons suivirent le mouvement, se défaisant de leurs racines de bitume pour débuter une ascension vers les étoiles, s'imbriquant les unes les autres en pente céleste. Et là, sous les rayons lunaires, leurs façades se peignirent de mille couleurs : du jaune ananas, du rouge groseille, du vert pastèque, du rose framboise et du bleu myrtille. Les pigments les plus pétants venaient entacher l'obscurité sans ordre ni harmonie, il s'agissait là d'une anarchie de couleurs et de joie comme si, d'un seul coup, tout autour d'eux avait pris vie.
- Montons sur les toits, s'exclama Elvý, l'index vers le ciel, pointant le haut de ces falaises architecturales qui dansaient dans ses pupilles.
Le duo de camés transplana maladroitement jusqu'au sommet d'une cheminée fumante, évitant miraculeusement de se désartibuler un membre, tout aussi bien que de s'intoxiquer sous l'excès de dioxyde de carbone qui pénétra leurs voies respiratoires. Une quinte de toux plus tard et après un dangereux jeu de funambulisme, ils s’assirent sur des tuiles plus à l'écart de la cheminée et laissèrent leur esprit planer sur les hauteurs de la capitale. À nouveau, Londres s'éclipsa à la vue de l'Islandaise pour être remplacée par les couleurs de l'Italie. Mais cette fois-ci, elles furent moins vives et, d’ailleurs, ce ne fut plus vraiment le revêtement des bâtiments qui hypnotisa son esprit mais plutôt les allées toutes entières qui les séparaient. Dans cette nouvelle distorsion du décor, toute son attention fut centrée sur le bitume qui débuta une progressive liquéfaction. De sol dur, il devint lave en ébullition jusqu'à s'écouler en de minces filets d'eau claire. Toutes les rues furent englouties, la ville flottait à présent sur pilotis et, comme sur une gondole, Elvý sentit son corps tanguer doucement de gauche à droite.
Sergio l'entoura alors d'un bras, peut-être pour la maintenir, ou peut-être simplement pour se greffer à son lent mouvement de balancier. La baroudeuse releva ses pupilles dilatées vers lui et accueillit aussitôt l'extase sur ses traits. Dans la pénombre, les boucles qui encadraient le visage de l'Italien prirent l'aspect d'un masque vénitien aux ornements ondulés qu'Elvý chercha à caresser en retraçant la ligne de ses sourcils de la pulpe de ses doigts. Piégée dans le mensonge élaboré par ses sens, elle fut persuadée de sentir la peinture granuleuse recouvrant le papier mâché de l'accessoire imaginé.
- Bellissimo, chuchota-t-elle.
Leurs pupilles se perdirent l'une dans l'autre comme aspirées dans d'hypnotiques fractales, le masque vénitien s’évapora et, lorsqu'Elvý abaissa ses paupières, elle sentit se déposer sur ses lèvres la saveur d'une glace stracciatela.
Sergio avait le front tapissé de boucles ébène qui rehaussaient son teint hâlé. La ligne de son sourcil droit se brisait au passage des deux boules métalliques de son piercing, au-dessus d'un regard dont on distinguait à peine l'ombre des pupilles des noirs iris. Les lobes de ses oreilles étaient allongés par la présence de petits écarteurs, suivi - pour celui de gauche – par de nombreux anneaux en argent remontant jusqu'à l'hélix. Sergio portait toujours des bretelles par-dessus son haut, mais jamais de manches longues - même en cette période hivernale -, si bien qu'Elvý avait déjà pu contempler à souhait les nombreux tatouages qui ondulaient sur ses bras.
Sergio dégageait un charme singulier mais, par-dessus tout, c'était son fort accent italien servi sur des octaves graves qui avaient marqué Elvý, la replongeant sans qu'elle ne le sache dans les souvenirs muets de ses voyages oubliés.
- Andiamo ?
- Sì, répondit l'Islandaise qui, ayant atteint un certain stade d'étourdissement extatique, voyait ses capacités linguistiques décuplées.
Ou du moins, l'illusion y était. Car, quand elle lui offrit un joli « Prego » après qu'il lui ait tenu la porte, il s'empressa de la corriger :
- Non si dice "prego", ma "grazie".
Toutefois, la véritable apogée de sa défonce débuta quand elle mit ses deux pieds dans la rue. La fenêtre devant laquelle elle déboula sembla vomir une ombre informe sous le clair de lune. La camée s'approcha d'un pas et, les yeux plissés, elle aperçut entre les volets entrouverts un pot en terre cuite posé sur le rebord, abritant une pauvre plante desséchée. Elle s'approcha d'un nouveau pas, les prunelles cette fois grandes ouvertes, et vit le végétal se métamorphoser. Dans sa vision envoûtée, la tige moribonde reprit de l'éclat et se mit à pousser encore et encore. Ce fut de gigantesques feuilles de lierre qui s’échappèrent de la terre, traversant la faille entre les deux volets en bois pour se jeter dans le vide. La plante continua de croître, transperçant sa geôle pour envahir le mur de briques. Bientôt, une forme commença à se dessiner sur ce dernier : c'était la silhouette de Sergio.
- Ton ombre est faite de lierre, lui annonça Elvý d'une voix rêveuse.
L'Italien suivit la direction de son regard et se positionna lui aussi face au mur de briques, la rejoignant dans la contemplation de son ombre, un air béat englobant son visage. Tous deux restèrent ancrés dans leur fascination statique et silencieuse durant plusieurs secondes – ou minutes ? -, avant de débuter leur périple dans le Londres endormi.
Les divagations sensorielles de l'Islandaise se poursuivirent alors que les rues lui semblèrent grimper plus qu'à l'accoutumé, si bien que les pavés lui parurent mobiles, se désamorçant du sol pour se réarranger en escaliers. Les maisons suivirent le mouvement, se défaisant de leurs racines de bitume pour débuter une ascension vers les étoiles, s'imbriquant les unes les autres en pente céleste. Et là, sous les rayons lunaires, leurs façades se peignirent de mille couleurs : du jaune ananas, du rouge groseille, du vert pastèque, du rose framboise et du bleu myrtille. Les pigments les plus pétants venaient entacher l'obscurité sans ordre ni harmonie, il s'agissait là d'une anarchie de couleurs et de joie comme si, d'un seul coup, tout autour d'eux avait pris vie.
- Montons sur les toits, s'exclama Elvý, l'index vers le ciel, pointant le haut de ces falaises architecturales qui dansaient dans ses pupilles.
Le duo de camés transplana maladroitement jusqu'au sommet d'une cheminée fumante, évitant miraculeusement de se désartibuler un membre, tout aussi bien que de s'intoxiquer sous l'excès de dioxyde de carbone qui pénétra leurs voies respiratoires. Une quinte de toux plus tard et après un dangereux jeu de funambulisme, ils s’assirent sur des tuiles plus à l'écart de la cheminée et laissèrent leur esprit planer sur les hauteurs de la capitale. À nouveau, Londres s'éclipsa à la vue de l'Islandaise pour être remplacée par les couleurs de l'Italie. Mais cette fois-ci, elles furent moins vives et, d’ailleurs, ce ne fut plus vraiment le revêtement des bâtiments qui hypnotisa son esprit mais plutôt les allées toutes entières qui les séparaient. Dans cette nouvelle distorsion du décor, toute son attention fut centrée sur le bitume qui débuta une progressive liquéfaction. De sol dur, il devint lave en ébullition jusqu'à s'écouler en de minces filets d'eau claire. Toutes les rues furent englouties, la ville flottait à présent sur pilotis et, comme sur une gondole, Elvý sentit son corps tanguer doucement de gauche à droite.
Sergio l'entoura alors d'un bras, peut-être pour la maintenir, ou peut-être simplement pour se greffer à son lent mouvement de balancier. La baroudeuse releva ses pupilles dilatées vers lui et accueillit aussitôt l'extase sur ses traits. Dans la pénombre, les boucles qui encadraient le visage de l'Italien prirent l'aspect d'un masque vénitien aux ornements ondulés qu'Elvý chercha à caresser en retraçant la ligne de ses sourcils de la pulpe de ses doigts. Piégée dans le mensonge élaboré par ses sens, elle fut persuadée de sentir la peinture granuleuse recouvrant le papier mâché de l'accessoire imaginé.
- Bellissimo, chuchota-t-elle.
Leurs pupilles se perdirent l'une dans l'autre comme aspirées dans d'hypnotiques fractales, le masque vénitien s’évapora et, lorsqu'Elvý abaissa ses paupières, elle sentit se déposer sur ses lèvres la saveur d'une glace stracciatela.
ᛊᚨᛗᚾᛖYᛏᛁ