Devant le miroir de sa salle de bain, elle observait son reflet pour tenter de définir si le résultat se prêtait au rendez - vous qui l’attendait. Était - elle trop maquillée ? Pas assez ? Avait-elle suffisamment bien peigné ses cheveux ? Des questions qui la stressaient plus qu’elles lui donnaient des réponses. Sa mère lui aurait probablement dit qu’elle se faisait plus de mouron que nécessaire, et elle l’imaginait sans peine s’offusquer de la voir ainsi succomber au diktat des apparences. Si un homme ne souhaite être avec toi que pour ta beauté extérieure, alors il ne t’aime pas, lui avait-elle déjà dit une fois. Tu n’as nul besoin d’artifices pour paraître belle aux yeux de ceux qui t'estiment réellement.
“Plus facile à dire qu’à faire… ” Avait - elle soupiré devant son image.
Elle n’avait aucune envie d'apparaître comme une souillon, autant pour elle - même que pour les autres. Et encore moins lorsqu’il s’agissait d’un rendez - vous galant. Malgré cela, elle se disait que sa mère n’avait pas complètement tort non plus.
Choisissant d’écouter ce conseil, elle avait donc libéré la salle d’eau en décidant que son apparence lui convenait suffisamment. Après s’être assuré qu’elle était fin prête, elle avait quitté son logis pour se rendre à Pré-au-Lard. Elle aurait pu se rendre moins loin de son domicile, mais la personne qu’elle devait retrouver avait insisté pour qu’ils se voient au village sorcier. Pour plus de tranquillité, avait - il argumenté. Comme il avait l’air d’y tenir, elle n’avait pas cherché à s’obstiner et avait accepté.
C’est comme ça qu’elle s’était retrouvée à entrer dans le salon de thé de Madame Pieddodu. En jetant un coup d'œil dans la salle, elle n’avait vu aucune trace de son rendez - vous. Mais elle ne s’était pas inquiétée outre mesure. Comme elle savait être arrivée avec un peu d’avance, elle s’était simplement imaginée être arrivée la première. Pour patienter, elle s’était donc dirigée vers une table libre placée dans un coin tranquille du salon, espérant être tout de même assez visible pour que son cavalier puisse la rejoindre.
Elle avait attendu quelques instants, jetant quelques coups d'œil en direction de la porte dans l’espoir d’apercevoir la personne qu’elle attendait. Un quart d’heure plus tard, elle songeait encore à un possible retard, espérant que ce ne soit pas un problème plus grave. Au bout d’une demi - heure, bien qu’elle perdait espoir, elle donnait encore le bénéfice du doute. Mais à trois-quarts d’heure sans nouvelle, elle conclut simplement qu’elle ne verrait jamais son rendez - vous arriver. Autant le dire, il venait clairement de lui poser un lapin. Est-ce qu’elle lui en voulait ? Un peu, mais plus pour l’impolitesse de ne pas avoir annulé avant que pour le manque de présence en lui - même. Ou alors, elle espérait pour lui qu’il avait une excellente raison.
Abandonnant l’idée de le voir arriver, elle avait donc payé ses consommations et libéré la table avant de sortir du salon de thé. Pour se rassurer, elle se disait que son départ allait permettre à d'autres personnes de s’installer pour profiter des lieux. Quelque peu dépitée, elle en venait à se dire que, quitte à être sur place et à s'être déplacée depuis Traverse pour rien, autant rester à Pré - au - Lard et rentabiliser son temps en parcourant une ou deux boutiques du coin.
N’écoutant que son instinct, elle avait marché un temps et s’était dirigée vers Derviche et Bang pour y entrer. Peu familière avec la boutique, elle déambulait dans les rayons en observant les articles, tout du moins ceux qui attiraient son attention. Il y avait vraiment de tout, ce qui éveillait son émerveillement à chaque nouvel objet qui croisait son regard.
Au détour d’un rayonnage, son intérêt s’était porté sur une étrange machine qui suscitait sa curiosité. Si elle avait l’apparence d’une simple machine à écrire, Delyla doutait, de par sa présence dans la boutique, que son utilisation soit aussi simpliste que dans le monde moldu. Ou alors, elle vivait depuis trop longtemps dans le monde magique et s’imaginait mille et une théories un peu tirées par les cheveux. Ça la rendait dubitative, au point de se sentir incapable de décrocher son regard de l’artefact, comme si elle allait avoir une révélation subite quant à sa véritable fonction. La tête remplie de questions et d’hésitations, elle en avait presque perdu la notion du temps et des lieux, comme enveloppée dans une bulle de réflexion.
Cela faisait approximativement un mois qu'Elvý n'avait pas mis un pied dehors. La sensation du soleil sur sa peau pâle, trop terne, trop grise, trop cernée, lui sembla presque étrangère. Elle ferma les yeux pour accueillir les rayons qui faisaient doucement fondre la neige déposée sur la terre vierge des parterres de fleurs à ses pieds. Derrière elle, se fit entendre le son d'une porte qui se referme.
- Magnifique, le soleil est au rendez-vous pour nos emplettes, commenta la vieille Mirta en ajustant son chapeau cloche par-dessus son brushing. Allons-y, Miss.
L'octogénaire enroula sa main gantée autour du bras gauche d'Elvý et les deux voisines prirent tranquillement le chemin menant vers le centre de Pré-au-Lard. Aucune de leurs deux voix ne vint interrompre le chant encore timide des rares oiseaux alentour. Le trajet se passa dans un silence serein pour l'une, crispé pour l'autre.
Les pupilles en mydriases de l'ex-amnésique ne cessaient de virevolter d'un coin à l'autre des rues encore désertes, attrapant le moindre détail mouvant du regard. Un rien semblait pouvoir la faire sursauter. Comme là, à cet instant, alors qu'un bruit de ferraille trahit le bond d'un chat dans une gouttière. Ça n'y manqua pas. Elle sursauta. Mirta fit mine qu'elle ne le remarqua pas et continua d'avancer, toujours affublée de son sourire ensoleillé.
Elvý lui était reconnaissante de ne poser aucune question. Après son absence d'un mois, cette femme qu'elle considérait comme sa meilleure amie ne lui avait demandé aucune justification. En un regard posé sur son corps décharné, aminci par de trop nombreux repas sautés ou régurgités, elle avait compris. Elle s'était contentée de hocher la tête puis l'avait pris dans ses bras et bercé doucement, comme une mère enlace son enfant après un mauvais rêve. Après une tasse de rooimbos, Mirta avait désigné à Elvý un meuble recouvert d'enveloppes.
« Je crains que les carreaux de ta maison ne soient à récurer, nombre de hiboux et de chouettes s'y sont impatientées en ton absence. Ils n'ont pas arrêté de pulluler ces derniers jours, je les voyais passer l'un après l'autre à travers mes fenêtres. Heureusement que j'ai eu la prévenance d'aller ramasser ton courrier à ta place, autrement, il aurait déjà fondu sous la neige. »
Restée cloîtrée chez Johann depuis le retour brutal de ses souvenirs, la Njállsdóttir n'avait donné de nouvelles à personne. Pas même à Darnell, alors même qu'elle avait pour habitude de passer la moitié de son temps avec lui, avant ce fameux 14 janvier. Les trois-quarts des enveloppes portaient son écriture pâteuse. Un goût de culpabilité avait serré la gorge de l'Islandaise quand elle avait calculé qu'il devait lui avoir écrit approximativement tous les deux jours, même si la plupart des parchemins n'étaient rayés que d'une seule phrase.
« Elvý, où es-tu ? », « Elvý, que fais-tu ? », « Elvý, pourquoi ne me réponds-tu pas ? », « Elvý, tu as repris tes voyages ? Tu aurais pu me prévenir. », « Elvý, j'ai fait quelque chose de mal ? », « Elvý, je m'inquiète. », « Elvý, réponds-moi, je t'en prie ! ».
Parmi d'autres, il y avait aussi eu une lettre de Sergio. La jeune femme en avait été agréablement surprise mais ne l'avait pas lu. La Saint-Valentin avait beau approcher, son cœur n'était pas disponible pour quoi que ce soit. Les traumatismes étaient encore trop présents, trop envahissants, trop noirs, pour accueillir ne serait-ce qu'un filet de lumière. Et celui d'un potentiel amour naissant n'en était que plus aveuglant.
Toutefois, la vision de cet amas de courrier avait été pour la Njállsdóttir une première prise de conscience. Elle n'était pas seule. Elle avait beau avoir refusé pendant un mois toute compagnie autre que celle de Johann - qui s'était résumée à des dîners mutiques -, ses amis avaient quand même étaient là, présents par la pensée, soucieux de son absence, désireux de pouvoir se faire soutien sans même avoir idée ce qu'elle traversait. Elle n'avait pas eu la force d'aller vers eux, de leur parler ; ces derniers temps, le moindre mot lui avait semblé pesant à porter jusqu'à ses lèvres ou jusqu'à sa plume. Elle s'était ainsi plongée dans un cocon dépressif duquel il avait été de plus en plus pénible de s'extirper à mesure que le temps passait.
Si Johann ne s'était pas démené pendant des semaines pour essayer de la faire sortir un peu, elle ne se serait probablement pas retrouvée chez son ancienne voisine ce matin-là. Étaient-ce les premiers rayons de février et le chant des oiseaux réjouis qui avaient fini par donner du poids aux paroles de son protecteur ? Cette vision d'une nature en début d'éveil, bien qu'encore emmitouflée sous sa couverture de neige, était-elle là pour lui rappeler que la vie ne s'était pas arrêtée ? Qu'il s'était déjà écoulé trop de journées à ne rien faire si ce n'était fixer un point dans le vide en attendant que le temps passe et, par miracle, efface à nouveau ses souvenirs ?
La découverte de ces lettres à son intention n'avait donc fait que rendre le monde qui l'entourait un peu plus tangible encore. Un peu plus réel. Un peu plus clair. Un peu plus navigable. Elle n'était peut-être pas si seule au milieu de son océan de désolation.
Jugée trop pâlotte par son aînée, Elvý s'était laissée convaincre - lasse d'avoir déjà protestée des jours durant avec Johann - de l'accompagner faire quelques achats au village.
« Je commence à avoir la tremblote quand je tiens ma plume, me faudrait une machine à écrire. Et comme ça, tu pourras l'utiliser pour répondre à tous tes admirateurs secrets, ça ira plus vite, crois-moi. Tu verras, en moins d'une heure tu auras répondu à tout ce bazar ! »
Mais l'ex-amnésique aurait préféré se rendre au Chemin de Traverse plutôt qu'à Pré-au-Lard, là où se trouvait le lieu maudit, celui qui abritait tous ses récents cauchemars. Elle essaya de se rassurer en se répétant que la Cabane Hurlante était excentrée et que Mirta et elle ne quitteraient pas le centre du village. Elle n'était pas seule. Aussi, elle n'avait pas eu la force d'exprimer à Mirta que ce village la pétrifiait de l'intérieur : la vieille dame ne savait rien de son histoire et la rescapée n'était absolument pas prête à aborder le sujet.
- Tiens, ça te détendra un peu, fit l'octogénaire en lui présentant son paquet de cigarettes ouvert.
La Scandinave se servit. Clopes au bec, le duo féminin atteignit les premières boutiques. Après avoir traîné la benjamine dans quelques commerces alimentaires pour refaire le plein de victuailles et dénicher quelques herbes, la vieille Mirta finit par les mener à leur destination initiale : Derviche et Bang. Or, leur entrée eut à peine le temps de faire tinter la clochette qu'un homme reconnut la plus âgée des deux et s'avança donc vers elles, un sourire édenté mais radieux au visage.
- Alfred ! se rejouit Mirta en l’apercevant.
Et ça n'y manqua pas, comme toute personne âgée qui se respectait, faire ses courses impliquait aussi de passer une demi-heure à papoter avec un ami de longue date croisé entre deux étalages. Cela dit, Elvý n'avait pas besoin d'appartenir à la génération de sa voisine pour témoigner du même trait ; pire encore, elle était tout à fait capable de mener une conversation toute aussi longue avec un simple inconnu. Enfin, avant, du moins. Se sentant trop en décalage avec l'humeur joviale des deux doyens, elle s'esquiva poliment de la discussion pour se mettre en quête de la machine à coudre. Elle n'avait qu'une seule envie : achever leurs achats pour quitter ce brouhaha ambiant et retourner sous son duvet avec une tasse de chocolat chaud en guise de réconfort.
Errant seule à travers les rayons d'un pas mou, dans une cape trop grande pour elle - piquée à elle-ne-savait-plus-qui -, la capuche encore rabattue sur ses cheveux gras, offrant un masque d'ombre à son visage creusé et inexpressif, elle avait plus que jamais l'impression d'être un fantôme dépourvu de chair. Pour autant, elle ne réalisait pas totalement l'image désolante qu'elle renvoyait. Ou alors, elle s'en fichait. Trop préoccupée à dévisager autrui. À s'assurer qu'elle n'était pas en danger. Qu'un autre client n'allait pas l'attaquer avec une plume un peu trop acérée.
C'était la présence de Ríg sous sa cape qui parvenait à la maintenir calme. Sentir ses membres en brindilles évoluer le long de ses bras et de ses épaules, c'était comme se sentir entourée d'un bouclier, ça la rassurait. Ce n'était qu'un botruc, mais c'était pourtant lui qui l'avait sauvé. Elle savait qu'à la moindre menace, il saurait l'alerter.
Elle finit par trouver le bon rayon. Or, une femme se tenait devant la machine à écrire, la scrutant silencieusement. Elvý attendit quelques secondes mais l'autre cliente ne semblait pas avoir senti sa présence, elle ne bougea pas d'une semelle. Il était rare que l'Islandaise sache se faire aussi discrète, généralement, elle se faisait remarquer. Mais bientôt, elle fut elle-même piquée par la fascination semblant émaner du regard de cette femme. Qu'avait-elle donc de si particulier, cette machine à écrire ? Sans qu'Elvý ne s'en rendît vraiment compte, les muscles de son corps se décrispèrent un peu. Était-ce la blondeur de cette chevelure qui lui inspirait confiance ou simplement le calme impalpable qui avait empreint ce rayon ? Elle se racla la gorge et se décida à demander :
- Qu'y a-t-il de si spécial avec cette machine à écrire ?
Elle s'approcha d'un pas pour mieux l'observer à son tour.
- Si elle est capable de rédiger des lettres à notre place, toute seule, je suis preneuse... souffla-t-elle.
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Elvý Njállsdóttir
Admin amnésique
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Il est vrai que Delyla aurait pu faire appel à quelqu’un de la boutique pour lui expliquer le fonctionnement de l’appareil qu’elle avait sous les yeux. Cette machine avait - elle une quelconque spécificité, autre que celle d’écrire les lettres via un clavier ? Possédait - elle quelque magie que ce soit pour la faire fonctionner ? Ou n’était - ce qu’un simple objet moldu se trouvant là par pur hasard ? Au vu de l’écart existant entre le monde magique et le monde moldu en termes d’avancée technologique, elle peinait presque à croire qu’un tel objet puisse se trouver là sans raison. L’univers sorcier était peut - être plus avancé que ce qu’elle pouvait imaginer.
Étrangement, c’était une chose qui l’avait souvent dérouté. Elle baignait dans les deux mondes depuis sa naissance, mais le passage de l’un à l’autre avait toujours eu un effet particulier sur elle. Comme une impression de passer à travers un portail temporel. Une espèce de barrière capable de la faire passer dans deux mondes distincts : d’un côté, le monde sorcier et ses traditions, et de l’autre, le monde moldu et son évolution constante. Deux mondes qui semblaient surgir de deux époques différentes, l’un magique et l’autre technologique, mais qui, pourtant, existaient dans une même temporalité.
Lorsque la clochette de l'entrée annonça l’arrivée de nouveaux visiteurs, la tatouée eut le réflexe de relever la tête vers l’origine du bruit. Un vieil automatisme qu’elle avait acquis à force de travailler dans une boutique, qui l’avait rendu plus attentive à ce genre de son. Mais, se rappelant où elle se trouvait, elle était assez rapidement retournée à son observation de la machine, ne prêtant guère attention à la conversation qui se tenait quelques rayonnages plus loin.
À peine quelques instants plus tard, elle fut surprise dans sa contemplation. Un raclement de gorge la fit se tourner vers une demoiselle dont elle n’avait pas senti la présence.
“Qu'y a-t-il de si spécial avec cette machine à écrire ? Si elle est capable de rédiger des lettres à notre place, toute seule, je suis preneuse…”
Comprenant que l’autre jeune femme s’intéressait elle aussi à l’appareil, la tatouée s’était décalé pour lui permettre de s’approcher et de mieux l’examiner.
“À vrai dire, je me posais la même question… ” Avoua Delyla en reposant son regard sur la machine. “Je ne m’attendais pas vraiment à voir ce genre de technologie dans le monde magique.”
Puis, repensant à la dernière phrase de la jeune femme, une expression songeuse s’était invitée sur le visage de la couturière alors qu’elle portrait de nouveau son attention sur l’inconnue. Un sourire étira ses lèvres à l’idée que l’autre demoiselle avait peut - être résolu le mystère, bien que rien ne pouvait le lui affirmer.
“Je dois admettre que je n’avais pas envisagé l’option qu’elle puisse écrire d’elle - même. On peut voir ce genre d’enchantement sur des plumes, je suppose que cela doit pouvoir également se faire sur une machine à écrire.”
Le monde magique ne dévoilait jamais tous ses mystères, et Delyla se surprenait encore à les découvrir. Bien qu’il ne soit pas autant évolué que le monde moldu sur certains aspects, la magie offrait un panel de possibilités assez large que les moldus ne pourrait probablement jamais égaler.
“Mon père en avait une, un peu comme celle-là. Mais elle n’avait rien de magique, et il refusait qu’on y jette quelconque sortilège par peur de l'abîmer.”
Un souvenir de jeunesse qui faisait surface. Mais, alors qu’elle discutait avec la jeune femme comme si tout était normal, elle afficha une expression embarrassée en se rendant compte qu’elle ne s’était même pas présenté et, encore pire, qu’elle ennuyait peut - être son interlocutrice avec ses anecdotes vieilles de plus de 15 ans.
“Désolé, je m’égare et je vous retiens alors que vous êtes peut - être pressé. Au fait, je ne me suis pas présenté, je m’appelle Delyla. La machine est à vous si vous voulez, j’étais simplement intrigué par sa présence dans le magasin.”
Suite à cela, la trentenaire aurait très bien pu laisser sa vis - à - vis en paix pour emporter la machine et finaliser ses achats. Mais, sans vraiment comprendre pourquoi, comme une illumination soudaine, elle s’aperçut que le visage de la jeune femme (aussi caché qu’il pouvait l’être par la capuche de son vêtement) ne lui apparaissait pas totalement inconnu. Se pouvait - il qu’elles se soient déjà vues quelque part ? Un mystère que Delyla ne se voyait pas ignorer.
“Vous allez peut - être penser que j’abuse de votre temps, mais j’ai l’impression de vous avoir déjà vu… Vous pensez qu’on aurait pu se croiser quelque part ?”
Il y avait eu de multiples fois où Elvý s'était retrouvée dans un état contemplatif devant un objet des plus banals aux côtés d'un ou d'une inconnue. Mais à ces moments-là, en règle général, ses perceptions visuelles étaient suffisamment déstructurées par certaines substances pour transcender la banalité de l'objet en question. Ce jour-là, il s'agissait seulement d'une machine à écrire aux couleurs neutres et aux contours bien délimités, aucune fantaisie ne venait déformer la stable réalité. Et pourtant, l'intérêt mystérieux de l'autre cliente pour cet objet avait fait naître la curiosité dans les pupilles de la rescapée. Était-ce donc ça, l'ennui ? Ne plus être confronté à des stimuli durant assez de temps pour que la fascination puisse émerger de la première nouveauté trouvée ? À sa question sur l'utilité magique de cette machine à écrire, l'autre cliente répondit :
- À vrai dire, je me posais la même question… Je ne m’attendais pas vraiment à voir ce genre de technologie dans le monde magique.
À parler ainsi, il semblait que cette femme fût elle aussi issue du monde moldu. Peut-être qu'en partie, comme Elvý, ou peut-être qu'elle avait entièrement grandi dedans. Avait-elle alors elle aussi de la peine à dissocier les deux mondes par moment ? Oubliait-elle parfois elle aussi quel objet appartenait initialement à l'un ou à l'autre ? Pour la Sang-mêlé islandaise, la frontière paraissait souvent mince et, tout comme les formes et les couleurs pouvaient se mélanger sous LSD, le monde magique et le monde moldu s'enchevêtraient sans cesse à ses yeux. Ainsi, la Scandinave n'avait pas manifesté d'étonnement lorsque Mirta - toute sorcière qu'elle était -, lui avait suggéré l'achat d'une machine à écrire, trouvant l'idée des plus communes. Après tout, la vieille dame avait elle aussi été bien imprégnée de la culture moldue après avoir vécu la majorité de sa vie avec un homme dépourvu de pouvoirs magiques.
- Je dois admettre, reprit la femme, que je n’avais pas envisagé l’option qu’elle puisse écrire d’elle-même. On peut voir ce genre d’enchantement sur des plumes, je suppose que cela doit pouvoir également se faire sur une machine à écrire.
La Njállsdóttir hocha légèrement la tête et jeta un regard furtif à son interlocutrice dans l'ombre de sa capuche. Elle remarqua les tatouages qui s'étalaient sur son épiderme et eut une pensée pour Sergio. Elles étaient belles, ces personnes qui faisaient de leur corps une œuvre d'art. Mais cette pensée-là ne dura qu'une demi-seconde, se faisant aussitôt rattraper par un frisson d'effroi parcourant l'intégralité de son dos. Son tatouage à elle, l'indésiré, le subi, l’œuvre maudite, n'avait rien de beau. Son corps à elle n'était plus qu'une toile déchirée.
Elle redirigea son attention sur la machine à écrire. Sergio lui manquait un peu. Mais serait-elle capable de lui écrire ? De le revoir ? De lui sourire aussi spontanément qu'avant ? D'accepter le contact de ses mains arpentant ses formes déchues ? La machine à écrire était posée là, solitaire sur son étagère, et Elvý en vint à espérer secrètement que l'autre cliente comptât l'emporter avec elle, lui ôtant ainsi illusoirement le poids des réponses qu'elle se devait de rédiger.
- Mon père en avait une, confia la tatouée, un peu comme celle-là. Mais elle n’avait rien de magique, et il refusait qu’on y jette quelconque sortilège par peur de l'abîmer.
Un frêle sourire redressa les commissures d'Elvý, mettant à mal les gerçures de sa lèvre inférieure.
- Le mien aussi en avait une.
L'image fugace d'un bureau avec des feuilles aux tracés et calculs astronomiques étalés au-devant d'une machine à écrire poussiéreuse, très peu utilisée, s'invita dans l'esprit d'Elvý. Heureusement, son interlocutrice allait reprendre la parole avant que d'autres images de son passé ne resurgissent. Les souvenirs de son enfance, de sa famille et de sa terre natale n'étaient pas encore tous revenus mais elle les savaient là, juste à la lisière de sa conscience, trop timides pour prendre le devant sur ceux de son traumatisme. À vrai dire, elle les fuyait encore, désireuse de préserver l'image brumeuse, lointaine et douce d'une silhouette au-devant d'un télescope plutôt que de percevoir les détails des traits de son père qui la confronteraient à la réalité de leur éloignement muet et inquiet.
- Désolé, je m’égare et je vous retiens alors que vous êtes peut-être pressé.
- Oh non, du tout, répondit l'ex-amnésique, finalement rassurée qu'une conversation la tienne éloignée de son frimas de pensée.
- Au fait, je ne me suis pas présenté, je m’appelle Delyla. La machine est à vous si vous voulez, j’étais simplement intrigué par sa présence dans le magasin.
- Merci, c'est gentil.
La marche arrière n'était plus possible. La machine était à elle. Cet achat l'angoissait soudainement. À défaut de pouvoir s'y soustraire, elle pouvait le retarder au plus possible.
Elvý semblait redécouvrir pourquoi elle avait toujours tant recherché le contact des autres. Être entourée, c'était s'échapper, c'était oublier, le temps d'un moment partagé. Être seule, c'était soit affronter ses plus sombres pensées, soit se laisser couler. Quand est-ce qu'elle avait choisi de se laisser couler plutôt que de s'échapper, à défaut de pouvoir affronter ?
- Moi, c'est Elvý, se présenta-t-elle. Enchantée.
Elle tenta un sourire. La spontanéité sociale lui avait-elle déjà paru aussi laborieuse ? La baroudeuse ne se reconnaissait définitivement plus.
Quelques étalages plus loin, elle perçut le rire de Mirta. De son côté, elle ne savait plus quoi dire. En temps normal, elle aurait trouvé de quoi rebondir. Mais elle restait juste là, bras ballants, n'amorçant aucun geste envers la machine à écrire qui attendait son adoption. Encore une fois, la femme, Delyla, la sauva de ses pensées angoissées.
- Vous allez peut-être penser que j’abuse de votre temps, mais j’ai l’impression de vous avoir déjà vu… Vous pensez qu’on aurait pu se croiser quelque part ?
Elvý haussa ses sourcils d'étonnement, puis les fronça d'un air songeur en détaillant une nouvelle fois la blonde. Il y avait tant de personnes qu'Elvý avait vu défiler à l'animalerie où elle avait travaillé ou au cours des nombreuses soirées qu'elle avait fait dans le coin depuis son arrivée en automne dernier, Delyla ferait-elle partie de l'une d'elle ? Surconsommation sociale, ou surconsommation de substances, l'un ou l'autre n'aidait pas à la mémoire des visages. Elvý en était souvent embarrassée, elle qui aimait porter un intérêt sincère aux personnes qu'elle rencontrait, elle s'en voulait d'en oublier certaines. Mais, chez elle, l'amnésie était visiblement un cycle qui se répétait et se déclinait à l'infini.
- Hmm, tu – on peut se tutoyer ? demanda-t-elle sans vraiment attendre la réponse. Ton visage ne m'évoque rien... Je crois... Tes tatouages m'auraient sûrement marquée, je pense. D'ailleurs, ils sont très jolis, très géométriques, très...
Des frissons réveillèrent à nouveau l'épiderme de son dos et son cœur se mit à palpiter plus vite. Pourquoi s'être lancé sur ce sujet ?
- Ils te vont très bien, abrégea-t-elle.
Détournant le regard, elle activa ses méninges pour trouver autre chose à dire.
- Peut-être qu'on aurait pu se croiser à une soirée ? Celle du 21 décembre qui a un peu dégénéré dans une maison pas loin ?
Pour ne pas dire celle de son anniversaire qui avait accueilli plus d'inconnus que d'amis.
- Sinon à l'animalerie K&W au Chemin de Traverse, peut-être ? Je travaillais là-bas.
Avant de déserter sous couvert d'un arrêt qui se traduisait surtout par l'indulgence, l'amitié et l'empathie d'Aaron vis-à-vis de son état actuel.
- C'est vaste, on peut s'être croisées à plein de moments en réalité...
Le monde était vaste, oui. L'oubli aussi.
- Aucun souvenir plus concret ne te revient ?
Elvý, quant à elle, ne se rappelait absolument pas de la boule-de-neige qu'elle avait envoyée en plein dans les flancs de la tatouée le jour de la bataille enneigée au cœur du marché de Noël.
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Elvý Njállsdóttir
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Mon père en avait une un peu comme celle-là. Mais elle n’avait rien de magique, et il refusait qu’on y jette quelconque sortilège par peur de l'abîmer.
Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle avait raconté cette anecdote. Et encore moins pourquoi celle - ci en particulier lui était revenue en mémoire. À croire que la simple vue de la machine l’avait plongée un court instant dans les souvenirs d’une période qu’elle avait longtemps cherché à nier, comme si cela n’avait jamais existé. Elle n’avait, pourtant, pas été malheureuse. Mais elle n’avait jamais pardonné son père même si, étrangement, depuis quelques mois, elle se surprenait parfois à regretter ce choix. Pouvait - elle envisager l’idée de lui donner une seconde chance ?
Les paroles de l’autre jeune femme l’avaient fait sortir de ce souvenir fugace.
“Le mien aussi en avait une.”
Cette simple remarque avait déclenché, sans qu’elle ne s’explique pourquoi, un sourire attendrit chez la blonde. Probablement parce qu’elle constatait qu’elle n’était pas la seule chez qui la machine éveillait des souvenirs passés.
Elles s’étaient échangées quelques politesses, durant lesquelles la couturière s’était présentée, et elle avait fini par apprendre l’identité de son interlocutrice.
“Moi, c'est Elvý. Enchantée.”
Répondant au sourire de la demoiselle, la blonde se surprenait à se faire la réflexion que le prénom de sa vis - à - vis était de ceux qu’elle n’avait encore jamais entendu (ou du moins le pensait - elle). Cependant, comme elle trouvait cela un peu abrupt au vu de leur récente rencontre, elle n’avait posé aucune question sur le sujet. Au lieu de ça, c’est une autre réflexion qui l’avait poussée à plus de curiosité.
“Vous allez peut-être penser que j’abuse de votre temps, mais j’ai l’impression de vous avoir déjà vu… Vous pensez qu’on aurait pu se croiser quelque part ?”
Après-coup, et au vu de l'étonnement que semblait afficher sa cadette, Delyla doutait que sa question soit moins embarrassante que de demander l'origine d’un prénom d’une personne à peine rencontrée. Mais la question était déjà posée, et avec ça l’impossibilité de revenir en arrière. Elle n’omettait pas la possibilité de se fourvoyer, et si son interlocutrice lui disait que son visage ne lui évoquait aucun souvenir, elle ne lui en voudrait pas.
“Hmm, tu – on peut se tutoyer ?”
Bien que rhétorique, Delyla avait tout de même répondu à la question par un signe de tête positif pour signifier son accord.
“Ton visage ne m'évoque rien... Je crois... Tes tatouages m'auraient sûrement marquée, je pense. D'ailleurs, ils sont très jolis, très géométriques, très… Ils te vont très bien.”
Si la mention de ses tatouages avait pu la surprendre, cela avait été très bref. Il était vrai qu’elle en possédait beaucoup, dont quelques-uns étaient facilement visibles. Malgré les souvenirs qu’ils pouvaient lui rappeler, ils faisaient partie d’elle et, à force de vivre avec, elle en venait presque à les oublier.
“Merci beaucoup.” Avait - elle répondue au compliment, arborant un sourire reconnaissant.
C’était un art assez controversé qui ne plaisait pas à tout le monde, elle ne comptait plus le nombre de regards curieux, quand ils n’étaient pas réprobateurs, que certaines personnes avaient parfois posé sur elle. Pour autant, elle n’avait jamais songé à se les faire enlever. Alors, rencontrer une personne sachant apprécier cet art était appréciable.
Bien que son visage ne semblait rien dire à sa vis - à - vis, elle la voyait tout de même réfléchir à la question pour tenter de l’élucider.
“Peut-être qu'on aurait pu se croiser à une soirée ? Celle du 21 décembre qui a un peu dégénéré dans une maison pas loin ? Sinon à l'animalerie K&W au Chemin de Traverse, peut-être ? Je travaillais là-bas. C'est vaste, on peut s'être croisées à plein de moments en réalité... Aucun souvenir plus concret ne te revient ?”
Les sourcils froncés dans une expression interrogatrice, Delyla cherchait à se souvenir du maximum de détails de la soirée évoquée par la plus jeune. Elles pouvaient tout à fait s’y être croisées, mais la blonde n’était pas sûre que cela soit réellement le cas. Du moins, elle s’en voudrait de l’avoir oublié. La deuxième possibilité lui apparaissait plus probable, même si elles auraient pu se louper de peu par on ne savait quel mystère.
“Pour ce qui est du 21 décembre, j’étais effectivement à une soirée à Pré-au-Lard. Mais il y avait tellement de monde que j’avoue ne pas me souvenir de tous les visages…”
Elle n’était déjà même pas sûre d’avoir croisé tout le monde, et se souvenait surtout d’avoir été quelque peu honteuse d’être arrivée comme un cheveu sur la soupe à la fête d’anniversaire d’une personne qu’elle ne connaissait pas. Car oui, si Rose n’avait pas pu lui confirmer cette information avant d’y aller, elle avait appris la véracité de l’information directement sur place. Joie.
“Concernant l’animalerie, c’est bien possible. Je m’y rends régulièrement pour mes animaux, donc ça parait déjà plus probable.”
Elle avait fouillé dans ses souvenirs pour essayer de répondre à la dernière question d’Elvý.
“J’avais le souvenir de la bataille de boule-de-neige en décembre. Mais ça remonte un peu et j’ai été vite éliminé. Donc je suppose que ce n’est pas très parlant…”
Il était vrai qu'après réflexion, ce seul souvenir était sans doute un peu mince, d’autant que la plus jeune avait avoué ne pas se souvenir d’elle.
“Il y aurait pu avoir la soirée d’Halloween également, mais j’avoue avoir plus cherché à l’oublier qu’à m’en souvenir.”
Une moue songeuse était rapidement apparue sur son visage face à l’évocation de cet événement, mais elle l’avait chassé d’un geste de la main pour changer de sujet.
“En bref, je suppose qu’on a pu se croiser plusieurs fois sans y prendre garde, d’où cette impression. Je travaille également dans une boutique à Traverse, chez Madame Guipure. Si jamais tu y es passé, on peut également s’y être vu. À moins que tu sois plus familière avec les créations de Gaichiffon, ils ont quelques articles plutôt sympathiques.”
Le fait d’évoquer les deux magasins de vêtements éveillait chez elle une certaine gaieté, lui permettant d’oublier rapidement le désastre d’octobre. Elle aurait probablement pu poursuivre sur le sujet des vêtements et de la mode, mais elle s’était faite violence pour ne pas trop s’emballer sur le sujet. Son interlocutrice n’avait peut - être pas le même intérêt qu’elle pour ces sujets, et elle ne souhaitait pas non plus la retenir dans une conversation qui ne l'intéressait peut - être pas.
En continuant à rembobiner le fil de ses souvenirs britanniques, l'ex-amnésique aurait pu dérouler son énumération encore longtemps. Les rencontres n'étaient pas ce qui avait manquées ces derniers mois, si l'on excluait le dernier. S'il y avait d'ailleurs une certitude parmi ces hypothèses, c'était celle que les chemins des deux jeunes femmes ne s'étaient pas croisés après la date du 14 janvier. Ou bien fut-ce ce jour même, leur potentielle rencontre ? Delyla avait-elle fait partie de cette foule d'anonymes dans laquelle Elvý s'était vu asphyxier, le jour des manifestations ? S'était-elle diluée dans cette marée humaine, houleuse et agitée ? Peut-être avait-ce été son œil à elle, dans le ciel, qui l'avait vu s'effondrer ?
Elvý n'y songea que vaguement et ne cita pas cet événement, peu désireuse de se remémorer ces minutes vertigineuses.
- Pour ce qui est du 21 décembre, rebondit Delyla, j’étais effectivement à une soirée à Pré-au-Lard. Mais il y avait tellement de monde que j’avoue ne pas me souvenir de tous les visages…
La Scandinave esquissa un sourire teinté de sarcasme. Du monde, à ça oui qu'il y en avait eu à sa « petite » soirée d'anniversaire ! Encore une autre foule d'inconnus, cette fois plus festive et moins révoltée, mais tout aussi inattendue. C'était en effet toute la Grande-Bretagne qui s'était rassemblée dans la maison de Sir Kayser, se fit-elle une énième fois la réflexion en constatant que même une personne rencontrée aléatoirement dans un magasin s'y était rendue.
Mais Elvý ne releva pas, gardant pour elle le secret de son anniversaire derrière l'organisation de cette fête gargantuesque. Puis, la blonde avait parfaitement résumé la chose : il y avait eu trop de visages pour que les deux leurs restassent en mémoire sans qu'elles se fussent adressées la parole. Et malgré le panel de rencontres possibles à cette fête, l'Islandaise se souvenait sans trop de mal avoir passé l'exclusivité de sa soirée avec des amis ou, tout du moins, de proches connaissances.
- Concernant l’animalerie, poursuivit la blonde, c’est bien possible. Je m’y rends régulièrement pour mes animaux, donc ça parait déjà plus probable.
Probable, oui. Mais, là encore, c'était au final un défilé journalier de visages anonymes pour l'ex-vendeuse.
- J’avais le souvenir de la bataille de boule-de-neige en décembre. Mais ça remonte un peu et j’ai été vite éliminé. Donc je suppose que ce n’est pas très parlant…
La clé était là, mais la Njállsdóttir ne la vit pas. Ce souvenir-là, c'était une nouvelle ribambelle de silhouettes et d'images floues, un exercice de remémoration qui devenait laborieux et la faisait progressivement revenir à son état d'angoisse latent. Elle commençait à perdre le fil.
Pourquoi toujours chercher à se souvenir ? Le passé était-il si important pour tisser le présent ? N'était-elle pourtant pas arrivée à le faire des semaines durant ? L'instant ne pouvait-il pas exister sans ce qui lui avait précédé ?
Quand la femme aux nombreux tatouages aborda la nuit d'Halloween, Elvý n'écoutait déjà plus. C'était comme si elle avait fait un bond hors de son corps pour observer la scène de loin, insensible aux mots qui voguaient dans l'air, ne percevant qu'un silence brumeux.
Dans cet état dissociatif, un prégnant sentiment d'absurdité la saisit.
À quoi bon ? Pourquoi ces discussions sans but ? Et pourquoi faudrait-il un but ?
- En bref, ponctua l'autre cliente, réveillant ainsi l'attention d'Elvý et coupant court à ses pensées envahissantes, je suppose qu’on a pu se croiser plusieurs fois sans y prendre garde, d’où cette impression.
La rescapée se montrait toujours très attentive, présente et vive au sein d'une conversation. Là encore, elle ne se reconnaissait plus. Déjà que ses cernes ne la mettaient pas en valeur, elle pouvait au moins faire l'effort de ne pas afficher un regard éteint.
- Je travaille également dans une boutique à Traverse, chez Madame Guipure. Si jamais tu y es passé, on peut également s’y être vu. À moins que tu sois plus familière avec les créations de Gaichiffon, ils ont quelques articles plutôt sympathiques.
L'Islandaise pouffa un rire moqueur à son propre égard, ouvrit les bras et baissa la tête sur sa tenue du jour.
- Tu devineras en me regardant que je ne fais pas les boutiques très souvent, et encore moins pour du sur-mesure.
Elle nageait dans l'ample robe de sorcier délavée qu'elle avait emprunté au fameux elle-ne-savait-plus-qui. Elvý était connue parmi ses amis comme la « chippeuse-chineuse », celle qui quittait rarement un appartement sans demander avec un sourire d'ange « J'ai trouvé ça sur un cintre, c'est sympa, tu veux bien me le prêter quelques jours s'il te plaît ? ». La fêtarde ne jurait quasiment que par ce petit commerce circulaire, son troc quotidien, variant ses tenues au gré des humeurs, des envies et des trouvailles.
Si aujourd'hui elle arborait des allures d'indigente, c'était tout à fait exceptionnel, seulement le résultat d'un mois de laisser-aller. Au final, ses vêtements, autant que ses cheveux gras et sa mine terne, étaient bel et bien le reflet de sa psyché actuelle. Il n'y avait pas meilleur terme que « misérable » pour la décrire.
Quelle glorieuse image à renvoyer à une couturière !
La jeune femme tirait de cette situation cocasse autant de honte que d'amusement. La honte de se sentir mise à nue, transparente dans son mal-être - et ce, malgré la capuche encore vissée sur le haut de son crâne -, et l'amusement de ne pas répondre aux normes, aux règles du bien-paraître, d'être décalée et peut-être même de choquer.
Mais Elvý était trop fatiguée pour porter l'étendard de la provocation et, tout compte fait, c'était bien la honte qui prenait le dessus. Elle laissa ses bras retomber piteusement le long de son corps amaigri.
- J'espère ne pas trop faire honte à ton métier avec cet accoutrement, rigola-t-elle à demi, mal assurée. Je me suis dit que je n'avais pas besoin de faire d'effort de style pour convaincre une machine à écrire de quitter cet endroit et de me suivre, mais de ce que je vois, elle n'a toujours pas bougé de son étalage.
L'humour pour désamorcer. Ça, elle ne l'avait pas perdu.
- Peut-être qu'au final, c'était une couturière que j'étais sensée trouvé ici, plutôt que ça ? suggéra-t-elle avec un sourire en coin et un geste vague de la manche vers la machine à écrire.
Nouvelle tentative pour fuir cet achat, hein ? Bien tenté, Elvý, mais que tu le veuilles ou non, il te faudra repartir avec, lui susurra une voix dans son esprit qui ressemblait à celle de Mirta. Sûrement car elle entendait toujours la vieille femme papoter quelques rayons plus loin.
- En tout cas, oui, on a simplement dû se croiser à certains moments, par-ci ou par-là. Le monde sorcier est si petit, après tout. Une seule chose est sûre : tes doigts n'ont jamais touché à ma garde-robe. Et peut-être bien qu'elle en aurait besoin.
Même déphasée et les batteries sociales à plat, Elvý gardait malgré tout une habileté naturelle à la conversation. Et l'idée qu'elle venait d'évoquer avec autant de spontanéité que de légèreté ne lui parut pas si insensée, dans le fond. Elle qui n'avait plus l'impression d'habiter son corps, pouvait-elle essayer de remédier à ça en habitant de nouveaux vêtements ? Un tissu coupé sur mesure pouvait-il l'aider à faire peau neuve ? Pouvait-elle oublier sa cicatrice si elle la paraît de nouvelles couleurs ?
ᛊᚨᛗᚾᛖYᛏᛁ
Elvý Njállsdóttir
Admin amnésique
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••• All that remains is a silent call •••
Is the Earth colored red, as I land like a flower on the meadow ? It happened quiet - Aurora
C’était étrange parfois. Ce sentiment d’avoir déjà rencontré quelqu’un, sans réussir à déterminer un moment ou un lieu précis. Un effet de familiarité, et pourtant, il manquait quelque chose. Impossible de savoir quoi.
“En bref, je suppose qu’on a pu se croiser plusieurs fois sans y prendre garde, d’où cette impression.”
Par cette simple phrase, Delyla s’était rendu compte qu’elle avait beau faire la liste de toutes les situations possibles pouvant justifier son impression de déjà - vu, il ne s’agissait peut - être, en réalité, que d’une sensation. Mais alors pourquoi l’avait - elle ?
“Je travaille également dans une boutique à Traverse, chez Madame Guipure. Si jamais tu y es passé, on peut également s’y être vu. À moins que tu sois plus familière avec les créations de Gaichiffon, ils ont quelques articles plutôt sympathiques.”
Parmi les visages qu’elle rencontrait à la boutique de vêtements, il en existait certains qu’elle voyait à plusieurs reprises. Certains plus régulièrement que d’autres. Mais ceux - là, généralement, elle parvenait à les situer. Ainsi, si c’était le cas de sa vis - à - vis, elle trouvait surprenant de ne pas l’avoir reconnu. À moins de faire partie de ceux qu’elle ne voyait qu’une fois l’an, elle ne savait pas dire pourquoi son visage lui inspirait une forme de familiarité.
Cependant, pour illustrer son propos, son interlocutrice avait eu un rire, avant de lui divulguer sa tenue.
“Tu devineras en me regardant que je ne fais pas les boutiques très souvent, et encore moins pour du sur-mesure.”
En effet, sa tenue du jour contrastait avec l’idée qu’on pouvait se faire d’une personne faisant ses emplettes dans l’une ou l’autre des boutiques. Cependant, l’habit ne faisait pas le moine, et rien n’indiquait non plus que la plus jeune femme ne possédait pas déjà un article venant de l’un des deux commerces. Delyla pouvait probablement citer nombre de personnes dont les vêtements ne semblaient aucunement venir de chez Madame Guipure, elle les avait pourtant bien vu passer le pas de la porte, et même plusieurs fois pour certains.
Pour dire vrai, elle trouvait cela instructif et passionnant à observer. Elle s’était fait la réflexion que la mode, qu’on s’y intéresse ou non, et plus largement le style vestimentaire, restait une notion assez personnelle et subjective. Et c’était notamment ce qui l’avait d’abord conduit vers le métier de couturière : elle avait certes commencé par réparer ses vêtements, mais elle avait longtemps passé ses heures à les personnaliser, à les customiser, pour les façonner à son image. Le sur - mesure apparaissait comme un gage de qualité pour mettre en valeur le vêtement et la personne qui le portait. Pour autant, elle s’était de nombreuses fois surprise à trouver que même un vêtement n’étant pas exactement adapté à la morphologie de son propriétaire pouvait aussi offrir un charme.
“J'espère ne pas trop faire honte à ton métier avec cet accoutrement.” Avait dit Elvý en riant. “Je me suis dit que je n'avais pas besoin de faire d'effort de style pour convaincre une machine à écrire de quitter cet endroit et de me suivre, mais de ce que je vois, elle n'a toujours pas bougé de son étalage. Peut-être qu'au final, c'était une couturière que j'étais censée trouver ici, plutôt que ça ?” Avait-elle ajouté sur le ton de l’humour en évoquant l’artefact.
Delyla en avait ri de bon cœur.
“Tu n’y fais pas honte, au contraire. Je trouve intéressant de voir comment les gens choisissent leurs tenues, comment ils décident d’associer les pièces ensemble, que ce soit volontaire ou non. Pour la tienne, j’y vois un mélange entre un style décontracté-chic et bohème. Ça a son charme.” Avait - elle dit avec un sourire bienveillant. “Évidemment, tu peux ne pas être d’accord avec moi. Bien qu’on essaie de le catégoriser, je pense que le style vestimentaire est avant tout propre à chacun.”
C’était probablement ce qui rendait l’habillement de certains si indéfinissable. On pouvait tenter de mettre des mots dessus, au fond, était-ce réellement nécessaire ? Si certains se rassuraient par cet exercice, Delyla acceptait l’idée qu’il n’y avait pas encore de mots pour tout.
“Concernant la machine à écrire…” Avait-elle commencé en lançant un regard vers la machine. “ … je doute qu’une tenue sophistiquée soit à même de la convaincre.” Son regard était revenu sur Elvý. “Comme je le disais plus tôt, je suis tombé dessus par pur hasard, sans intention de l’emporter. Mais qui sait, son but premier était peut - être de nous réunir toutes les deux ici ?” Avait - elle ajouté avec, à son tour, un soupçon d’humour et un peu de malice dans le regard.
Bien qu’elle s’amusait de cette coïncidence, il était aussi vrai qu’elle ne se serait pas trouvé ici sans le lapin que son rendez - vous lui avait posé. Sans ça, elle ne serait jamais entrée dans la boutique, n’aurait jamais vu cette machine à écrire, et n’aurait pas cette discussion avec son interlocutrice. À bien y réfléchir elle était reconnaissante que ce rendez-vous manqué ait permis sa rencontre avec Elvý. Elle trouvait sa compagnie et sa conversation agréable, chose qu’elle n’aurait jamais su sans la rencontrer.
“En tout cas, oui, on a simplement dû se croiser à certains moments, par-ci ou par-là. Le monde sorcier est si petit, après tout. Une seule chose est sûre : tes doigts n'ont jamais touché à ma garde-robe. Et peut-être bien qu'elle en aurait besoin.”
Delyla avait eu un sourire enthousiaste face à cette idée qui semblait s’être présentée de façon si naturelle. Ce qui semblait être une simple rencontre, imprévue et sans prétention, se révélait finalement le berceau de possibles retrouvailles à venir.
“Si jamais cette idée t’inspire quelque chose, saches que je serai ravie de pouvoir t’aider à la concrétiser !” Avait - elle répondu sur un ton enjoué.
Si elle était avant tout couturière, s’improviser styliste était une idée qui lui plaisait plus que ce qu’elle ne s’était imaginé. Après tout, les deux métiers n’étaient pas éloignés, et n’étaient pas incompatibles non plus. Il était même probable qu’elle ait déjà expérimenté ce rôle sans en avoir conscience. Dans tous les cas, cette idée lui plaisait beaucoup, mais elle ne souhaitait en rien imposer quoi que ce soit à la plus jeune. Elle restait l’ultime décisionnaire de cette idée qu’elle venait de théoriser.
- Tu n’y fais pas honte, au contraire. Je trouve intéressant de voir comment les gens choisissent leurs tenues, comment ils décident d’associer les pièces ensemble, que ce soit volontaire ou non.
Les yeux Delyla pétillaient. C’était une passionnée. Cette simple constatation suffit à recentrer toute l’attention d’Elvý sur leur conversation.
L’Islandaise ne s’était jamais vraiment intéressée au monde de la couture ou de la mode. Baroudeuse dans l’âme, elle avait longtemps sélectionné ses vêtements pour leur aspect pratique plutôt qu’esthétique. Toutefois, ces derniers mois à évoluer dans un environnement urbain avait quelque peu changé cela. Elle avait même pris goût à parfois choisir soigneusement sa tenue pour une soirée, à dégoter les accessoires les plus loufoques qu’elle associerait avec, ou encore à demander à des amis de lui concocter un maquillage haut en couleur et en paillette. Mais ça, c’était pour ses virées nocturnes. De jour, sa négligence vestimentaire reprenait bien souvent le dessus.
- Pour la tienne, reprit la couturière à propos de sa tenue, j’y vois un mélange entre un style décontracté-chic et bohème. Ça a son charme.
Si Elvý ne voyait absolument rien de chic dans sa tenue du jour, elle appréciait et se reconnaissait dans les deux autres qualificatifs. Quelque chose la toucha dans cette façon qu’avait eue Delyla de la décrire. Pourtant, elle se camoufla une fois de plus derrière l’autodérision :
- Tu as oublié le côté « emo », rigola-t-elle.
Elvý aimait pourtant se parer de nombreuses couleurs mais ce jour-ci, elle ne portait que du noir. Malgré sa remarque, la Scandinave ne pouvait s’empêcher de se faire la réflexion que la couturière l’avait déjà cernée et ce, au-delà même de sa tenue du jour. « Bohème », oui, c’était bien un mot qui pouvait la décrire, surtout l’été.
- Évidemment, tu peux ne pas être d’accord avec moi. Bien qu’on essaie de le catégoriser, je pense que le style vestimentaire est avant tout propre à chacun.
Et pourtant, se voir ranger dans une case provoquait parfois un sentiment agréable, comme celui que venait de ressentir la Njállsdóttir. Peut-être était-ce comme un réconfort pour l’ego, un lieu où se nicher, où se sentir à la fois original et compris. Peut-être, oui. Alors même que l’idée de catégoriser les gens ne faisait pourtant pas partie des concepts favoris de la brune. Delyla revint sur un autre sujet :
- Concernant la machine à écrire… je doute qu’une tenue sophistiquée soit à même de la convaincre. Comme je le disais plus tôt, je suis tombé dessus par pur hasard, sans intention de l’emporter. Mais qui sait, son but premier était peut - être de nous réunir toutes les deux ici ?
Le nouveau sourire qu’esquissa Elvý ne découvrait pas encore ses dents mais était plus large que le précédent. La sorcière spirituelle en elle aimait quand d’autres personnes émettaient ce genre d’idées, celles qui excluaient le hasard et la coïncidence pour donner du sens aux choses, aux événements et aux rencontres, même les plus banales. Alors, elle ne manqua pas de rebondir sur cette idée : et si cette rencontre avec Delyla était là pour remettre à jour sa garde-robe ? Pour faire peau neuve ?
Peut-être bien que ce fût de ça dont Elvý avait besoin pour réaffronter le grand jour, les autres et son quotidien : une nouvelle cape. Absurde ? Et bien, ce serait comme une armure, une cotte de protection avec des mailles de courage. En tout cas, la métaphore lui plaisait et mieux encore : elle lui redonnait un semblant d’espoir. La réponse de la couturière lui fit d’autant plus plaisir :
- Si jamais cette idée t’inspire quelque chose, saches que je serai ravie de pouvoir t’aider à la concrétiser !
L’Islandaise allait répondre lorsqu’une troisième personne apparut dans le rayon.
- Ah voilà, bien, bien, tu as trouvé notre babiole, se réjouit Mirta.
- À contre-cœur, crois-moi, répondit la plus jeune d’un ton taquin.
L’arrivée de Mirta était comme celle d’une aiguille de pendule qui achève sa rotation en haut du cadran. Fini le temps des rêveries, d’une discussion prise au vol et du déni, l’heure était à la vie réelle. Aux achats, aux obligations, aux responsabilités, aux lettres à écrire. Elvý dut se résoudre à enfin déloger la machine à écrire de son étagère. L’objet dans les bras, elle se tourna une dernière fois vers la tatouée.
- Je garde soigneusement notre idée en tête. Tu travailles Chez Madame Guipure, c’est bien ça ?
Elle attendit confirmation, puis ajouta :
- À bientôt, alors.
- Au revoir, mademoiselle, salua poliment l’octogénaire.
Une heure plus tard, Elvý était assise devant la machine à écrire qui, si elle était magique par certains aspects, n’écrivait définitivement pas de lettres à sa place. Pour l’instant, seul un prénom figurait en haut du premier parchemin. Elle ne sut dire combien de minutes entières s’écoulèrent avant qu’elle ne trouve un autre mot à écrire. Au bout d’un moment, elle songea même à n’en écrire qu’un, le seul qui faisait écho dans son esprit :
Pardon.
Mais, Darnell, Sergio, tous deux et d’autres méritaient plus d’explications à ce silence. Ou au moins un semblant de contexte. Elle n’en eut pas la force. À présent, elle voulait seulement les revoir, sans mots, sans phrases, juste leur présence. Un peu de leur parfum pour respirer un peu mieux.
Pardon. Je suis de nouveau là. À bientôt, Elvý
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Elvý Njállsdóttir
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