La plupart des clients de la Boutique de l’Apothicaire adoraient Mr Patterson. Il était tout ce qu’on attendait d’un vendeur : jovial, serviable et juste suffisamment bon commerçant pour qu’on ne le considère pas suspect. Mais c’était aussi un homme observateur, jaugeant chacune de ses nouvelles rencontre jusqu’à se forger les bases d’un avis solide. Son jugement changeait rarement par la suite, une fois formulé.
C’était ce qu’il s’était passé avec Andrée de Kerimel.
Lorsque la jeune femme avait passé le seuil de sa porte le 16 septembre 1989, le soleil brillait fort à l’extérieur. Les météorologues sorciers parlaient d’été indien pour cette année là. Patterson avait l’habitude de ses clients réguliers – des Maîtres potionnistes, des chercheurs, des guérisseurs, des étudiants. Ces derniers venaient toujours au même moment, à la fin du mois d’août lorsque les jours commençaient à raccourcir, mais il mémorisait toujours le visage juvénile de ces adolescents.
Évidemment, lorsqu’Andrée de Kerimel passa les battants de la porte du magasin, il la reconnut.
Elle n’avait pas changé depuis l’année précédente. Les cheveux bruns et foncés aux reflets auburn relâchés sur les épaules. Les yeux noirs au maquillage inexistant. La peau d’une pâleur inquiétante contrastant avec le rosé de ses lèvres. Les tâches de rousseur et les cernes marquées qui s’installaient parfois – ses traits tirés indiquaient qu’elle était alors fatiguée. Elle ne souriait presque jamais mais elle était d’une courtoisie confondante.
— Ravie de vous revoir en tant qu’adulte, Mr Patterson, avait dit Andrée de Kerimel une fois plantée devant le comptoir.
Des détails imperceptibles modulaient pourtant son allure générale. Le premier que Patterson avait remarqué, c’était son tatouage. Il l’avait toujours intrigué : un triangle tournoyant sur lui-même à l’intérieur de son poignet veiné. L’homme savait que certaines grandes familles de sorciers, et tout spécialement en France, tatouaient chacun de leurs nouveaux nés avec un symbole magique. Signe de leur appartenance éternelle à leur famille.
Cette année-là, celui d’Andrée de Kerimel s’était considérablement effacé. Évidemment, Patterson n’avait pas demandé pourquoi. S'il l'avait fait, il aurait su que c'était à cause des conflits qu'Andrée nourrissait avec sa famille : elle avait renié son beau-père, abandonné l'idée de faire revenir sa mère dans le même monde qu'elle et renoncé à l'amour qu'elle portait à son père.
Elle se tenait plus droite, aussi, semblait jouir de plus d’assurance. Elle semblait grandie. La sortie de Poudlard avait l’air de l’avoir fait mûrir.
Il s’avérait qu’Andrée de Kerimel était venue passer un entretien d’embauche, attirée par les affiches placardées aux vitres et les ouï-dire qui circulaient dans les rues. La jeune femme était passionnée de potions, sans doute plus encore par les propriétés magiques multiples des ingrédients qui les composaient.
— Travailler ici me permettrait d’évoluer dans un domaine qui me plaît, avait argumenté Andrée de Kerimel.
Et ma connaissance de ces ingrédients m’apportera une expertise dans ma performance de vendeuse.Ce jour-là, Mr Patterson avait soigneusement évalué Andrée de Kerimel.
Même si elle n’était pas souriante, elle n’était assurément pas méchante. Elle était polie, maîtrisait toutes les règles de bienséance que n’importe quelle personne de bonne famille apprenait tout jeune. Elle parlait bien, avec des mots choisis soigneusement. Derrière son attitude, Patterson sentait que tout était réglé au millimètre, comme si elle avait peur de commettre un impair qu’elle regretterait plus tard.
Le manque de spontanéité de la jeune femme l’avait un peu dérangé, mais ses capacités professionnelle prenaient facilement le dessus.
En lui posant quelques questions sur sa vision de l’avenir, Patterson s’était vite rendu compte de quelque chose : Andrée de Kerimel était sans doute l’une des femmes les plus secrètes qu’il avait eu l’impression de rencontrer. À l’entendre, on sentait qu’elle avait une idée plus ou moins précise de ses activités futures ; elle n’en dévoilait pourtant rien, préférant entourer d’ombre ses futurs plans. Le mystère avait fait se froncer les sourcils de Patterson. Il aurait aimé l’interroger davantage, mais il avait conscience qu’il aurait alors été intrusif.
Andrée de Kerimel s’était dotée d’une carapace si solide qu’il était impossible de percer ses défenses. Malgré les questions à risque, ambiguës, mal-appropriée même, qu’il lui posait, la jeune femme répondait toujours très calmement, toujours très posément. Lorsqu’elle lui raconta brièvement son histoire, il compris que peu de chose pouvait la faire flancher, tout simplement parce qu’elle avait trop flanché dans le passé.
Le rôle qu’Andrée s’était construit dans le passé n’en était même plus un.
À part les mystères dont elle s’entourait, Andrée de Kerimel était dotée de bien des qualités. L’assiduité, car elle n’abandonnait jamais un projet qu’elle avait commencé. L’intelligence, car elle était vive d’esprit et qu’elle savait résoudre des problèmes ardus. La logique, car on avait l’impression qu’elle pouvait résoudre par A + B chacune des équations de la vie. Et l’empathie, car elle comprenait presque toujours ce dont avait besoin son interlocuteur.
En cela, même si ce n’était pas perceptible lors des premiers échanges, Andrée était manipulatrice.
Alors malgré les secrets qu’elle traînait et qu’il souhaitait percer, Mr Patterson engagea Andrée de Kerimel.
Il était une fois... Mars 1991
Le bruit des petits talons d’Andrée de Kerimel résonnèrent lorsqu’elle traversa le corridor. Les murs hauts étaient parés de portraits des aïeux de Leigh et les lustres brillaient au plafond. Des toiles d’araignées décoraient les voûtes. Ça faisait des lustres que personnes n’avait mis les pieds ici. Même l’elfe de maison de son beau-père, qui autrefois les servait sa mère et elle, avait déserté la maison.
Elle s’arrêta devant une porte lourde en chaîne. Enfant, elle l’avait terrifiée autant qu’attirée. On lui avait interdit d’y toucher. Penser à en franchir le seuil était proscrit.
À présent, c’était elle qui avait le pouvoir. C’était elle qui donnait les injonctions. C’était elle qu’on respectait.
Une combinaison compliquée de runes et de chiffres lui permit de faire pivoter la porte. L’intérieur du laboratoire de Leigh était tel qu’elle se l’était toujours représenté : tapissé de bibliothèques, paré de lourdes tentures sombres et volumineuses, suintant de luxe et de magie noire. Au milieu trônait un bureau massif, vestige d’un prestige oublié. Les documents et parchemins liés à ses dernières affaires y étaient toujours soigneusement empilés.
Une porte dérobée au fond menait à un laboratoire empli d’objets visqueux, de morceaux de corps conservés et de liquides fluorescents. Un chaudron en argent était encore plein. La mixture à l'intérieur avait fini par figer avec le temps.
Un sourire étira les lèvres d’Andrée. Le patrimoine de Leigh représentait des milliers de Gallions, lentement réuni grâce à la dévotion de dizaine de faire-valoir et à la passion de son beau-père. Ses livres renfermaient des centaines d’années d’érudition et des conclusions des chercheurs les plus éminents du monde magique.
Tout cela, à présent, était à elle. Elle possédait le savoir entre ses mains.
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— En tant qu’indépendante, vous dites ?
L’employé de l’Office des Déclarations Intensives des Nouvelles Situations (O.D.I.N.S) fronça les sourcils. Visiblement, les informations que contenait le dossier d’Andrée de Kerimel le contrariaient.
— Vous êtes déjà vendeuse à la Boutique de l’Apothicaire, objecta-t-il. La législation concernant les doubles professions est très stricte.
— Mais je suis autorisée porter deux casquettes si mes activités sont réglementées, dit Andrée.
La jeune femme sourit. Les failles du système de recensement des emplois des citoyens sorciers étaient énormes. Qui s’y connaissait un peu en droit pouvait les contourner.
Sauf que la plupart des avocats étaient trop honnêtes pour s’y pencher.
La seule raison pour laquelle elle prenait la peine de se déclarer, c’était que les exigences des bailleurs pour les locaux de service étaient très élevées – et compte tenu de la nature de ses futures expérimentations, elle avait intérêt à s’installer dans un local adapté. Ils demandaient un nombre conséquent de paperasse et d’attestation. Ils vérifiaient les dossiers à la loupe, à la recherche de la moindre imperfection. Andrée devait être nette comme des lames de verre.
— Très bien, soupira l’homme – Mr Ping, annonçait son badge. Énumérez-moi précisément en quoi consisteront vos activités d’indépendante, Miss de Kerimel.
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Avril 1991
— Votre baguette, Miss.
Andrée tendit son arme au vigile. Il la scanna, écrivit quelque chose dans son registre et la glissa dans une pochette en plastique. Étiqueta le haut du contenant. Ainsi emballée, le bâton en bois avait l’air d’une pièce à conviction.
L’homme lui indiqua une porte et s’effaça pour la laisser passer. Derrière, la pièce était austère : des murs en pierre grise, un sol dallé gris, un plafond de béton gris. Il y avait une table, deux bancs et des orbes de vidéo-surveillance. L’homme assis du côté droit avait l’air décharné. Un air qu’elle n’avait jamais vu sur lui.
Jadis noirs comme l’ébène, ses cheveux avaient virés grisonnants. Son bouc parfaitement taillé s’était transformé en une barbe hirsute, couvrant ses joues par endroit et désertant la peau à d’autres, grignotant son cou et noircissant ses tempes. Ses joues étaient davantage creusées encore que dans le souvenir d’Andrée. Sa peau avait l’air parcheminé, découpée par un ciseau mal affûté par endroit et aux nuances incertaines. Ses habits, à peine plus en état que des haillons, pendaient sur ses bras trop maigres. Même la peau ne suffisait plus à recouvrir ses membres.
Mais ce furent ses yeux qui retinrent son attention ; ce fut son regard qui la fit reculer d’effroi. Exorbités, à mi-chemin entre le blanc laiteux et le rouge éclaté. Le bleu de ses iris avait presque l’air irréel.
Azkaban avait foutu Leigh en l’air. Il ne restait plus rien de cet homme qu’elle avait craint.
— Vous avez vingt minutes, indiqua le vigile. L’entrevue est filmée et le prisonnier est entravé par des chaînes. Vous ne risquez rien. Si toutefois vous aviez besoin d’aide, n’hésitez pas à crier.
Andrée acquiesça. Elle savait qu’elle n’aurait pas à en venir à ces extrêmes.
Une fois que le garde se fut retiré, elle s’assit en face de Leigh. Elle ne l’avait plus vu depuis des années. Elle se demandait même si son beau-père la reconnaissait.
— Andrée ?, fit-il d’une voix éraillée.
La jeune femme hocha la tête. Le timbre de la voix de Leigh, lui, n’avait pas changé.
— Tu viens admirer la déchéance d’un repenti ?, attaqua-t-il, amer. J’ai toujours su que tu voulais ma perte, même quand tu n’étais qu’une gosse.
— Je viens vous informer de l’état de votre richesse, rétorqua Andrée. À part les quelques Gallions que le Ministère vous a laissés à Gringotts, vous n’avez plus rien.
— Je pensais que Jeanne veillait sur ma fortune. Elle me l’a certifié lors de sa dernière visite.
— Depuis quand Mère ne vous a-t-elle pas fait signe ?, demanda Andrée d’une voix douce.
Leigh ne répondit pas mais ses membres se mirent à trembler. Dans un lieu comme Azkaban, le temps n’avait plus beaucoup de signification. Dix ans comme dix jours avaient pu s’écouler depuis son incarcération.
— Mère est internée à Saint-Mangouste depuis deux ans, asséna Andrée. Vous ne l’avez pas vue depuis trois ans. La fin de ses travaux d’intérêt général ont marqué le début de sa déchéance : elle a sombré dans l’alcool. À cause de vous.
Son beau-père eut le bon sens de ne rien ajouter. Elle ne savait pas s’il se sentait coupable ou s’il n’avait plus la moindre empathie envers sa femme, mais le roulement de ses yeux délirants lui suffit.
Elle lui glissa un parchemin.
— J’ai veillé à ce que le Ministère ne puisse perquisitionner votre Manoir, mais c’est moi qui en ai acquis les droits. Mère a signé tous les papiers nécessaires ; ce document en est la preuve. En quelque sorte, c’est vous qui me l’avez légué – c’est vous qui avez transmis vos biens à Mère au moment de votre arrestation.
Andrée se leva. Elle ne savait pas pourquoi elle avait pris la peine de l’en informer. En un mois, l’idée avait fait son chemin. Une fois sa décision prise, un hibou et quelques Gallions avaient suffi à lui ouvrir les portes d’Azkaban.
Peut-être était-ce le reste d’admiration qu’elle avait eue pour lui qui l’avait guidée. Une crainte antique dont les relents avaient ressurgi, après qu’elle ait commis son larcin. Une affection bien dissimulée, ou les derniers vestiges de sa haine envers lui.
Elle n’en avait pas la moindre idée, mais elle réalisait à présent que l’image décharnée de cet homme minable ne lui inspirait plus que dégoût et indifférence mếlés.
— Vous savez, vous m’avez inspirée, en quelques sortes. Je suis apothicaire, mais je vais lancer mon affaire de potionniste. Sans votre exemple, jamais je n’en aurais eu l’idée. Tout ça, c’est grâce à vous, John.
C’était la première fois qu’elle l’appelait par son prénom. L’adrénaline lui envahit les veines, lui réchauffa les membres.
En face, Leigh n’avait aucune réaction. Elle se pencha en avant, le nez à cinq centimètres de son visage.
— Votre réserve est mienne, à présent. Je vous remercie pour votre don. Je me suis dit que mon beau-père ne pourrait me refuser cette faveur.
— Tu mérites les Enfers, grogna-t-il. Jeanne n’a pas pu engendrer un monstre tel que toi.
— Considérez que Mère est morte ; je ne vous laisserai pas la revoir. Vous ne lui avez jamais prêté l’attention qu’elle méritait. Tout ce qu’elle représentait pour vous, c’était un animal de compagnie agréable pour vos soirées mondaines.
Elle se dirigea vers la sortie alors que le vigile tournait la poignée. Andrée ne savait pas ce qu’elle était venue chercher à Azkaban, elle ne savait pas ce qu’elle avait voulu tirer de Leigh, mais elle était sûre de ne pas l’avoir trouvé.
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Juillet 1992
Parfois, comme la majorité des sorcières de son âge, Andrée avait des moments de doute. Oh, rien à voir avec les amours violentes et l’absence de confiance dont souffrait la plupart d’entre elles. Non, son esprit à elle, c’était sur la moralité de ses activités et la peur d’être découverte qu’il la torturait.
Ce soir-là était de ces soirs moroses, arrosés par la pluie et par le Whisky Pur-Feu, consumés par le tabac et les herbes apaisantes.
Dans ce genre de moments, elle n’avait pas trouvé de meilleure solution que de se replonger dans les souvenirs. Elle avait une boîte en bois sculpté, ornée de joyaux et parée d’un fermoir en argent. C’était un coffre coûteux, dans lequel elle avait investi des semaines d’économies. Elle savait qu’elle ne regretterait jamais son achat.
L’intérieur était tapissé de velours rouge et parqué des traces de son enfance.
Au sommet de la pile, une photo. Quatre adolescents y étaient imprimés. Trois d’entre eux étaient ses camarades de Maison lorsqu’elle était à Poudlard. Elle avait presque oublié leurs noms. Elle se souvenait qu’ils avaient compté pour elle.
La dernière personne, c'était elle. Sa silhouette en témoignait, presque souriante et coincée au milieu de deux d’entre eux.
Derrière défilaient d’autres photographies, des coupons qu’elle avait récupérés des événements qui avaient marqué ses jeunes années, des lettres qu’elle avait soigneusement conservées. Malgré sa volonté de tirer progressivement un trait sur son père, elle avait gardé une grande partie de leur correspondance. Elle avait à peine quatorze ans. C’était quelques mois après qu’elle l’ait retrouvé en France. Et quelques mois avant qu’elle ne se rende compte qu’elle ne faisait plus partie de sa famille.
Le boîtier dissimulait également les lettres qu’elle échangeait parfois avec sa mère, mi-folle mi-dépressive.
Ces souvenirs ravivaient toujours une douleur sourde dans son cœur, mais elle souriait immanquablement en les feuilletant.
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Mars 1993
Andrée expira fort, le plus fort qu’elle put, et se lança dans la figure. La musique pulsait en fond mais elle était inutile. Ses mouvements n’en suivaient ni le tempo, ni l’intensité.
Deux ans. Deux ans depuis qu’Andrée avait lancé son affaire dans le dos des plus grands. Deux ans depuis qu’elle avait décidé que le Ministère de la Magie avait suffisamment relâché son attention des comptes bancaires et autres combines de la famille Leigh. Deux ans qu’elle avait pillé la réserve de son beau-père et qu’elle avait abandonné l’espoir de voir sa mère sortir des murs immaculés de Saint-Mangouste.
Deux ans qu’elle avait décidé que si le monde lui tournait le dos, elle l’enrôlerait de force.
Ces deux ans avaient suffi à ce qu’elle perde deux contrats. Ses deux seuls contrats.
Elle était sans emploi – son boulot d’apothicaire ne comptait pas.
Elle sauta le plus haut possible. Atteindre le lustre, atteindre les cieux. Prendre de la hauteur, s’élever parmi les immortels.
La danse lui avait toujours permis de relativiser.
Deux ans, deux échecs.
Les contrats avaient été difficiles à décrocher, les employeurs compliqués à trouver. Une fois qu’elle avait réussi à dénicher le premier cependant – à coup de hiboux bien envoyés -, le deuxième était arrivé presque tout seul.
Les deux avaient foiré, au final.
La gravité reprit ses droits et son saut s’inversa. Les boum-boum de la musique lui martelaient les tempes. Le battement de la pluie sur les fenêtres du studio de danse l’oppressait. Elle voulait voler.
Sa cheville craqua au moment de toucher le sol.
Encore un échec.
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Décembre 1993
Andrée tira les stores de la boutique, ferma son registre et se massa les tempes. Voilà un an que Patterson, le gérant de la Boutique de l’Apothicaire du Chemin de Traverse, celle dans laquelle elle avait fait ses premiers pas dans le métier, lui avait proposé d’en reprendre la filiale à Pré-au-Lard. Elle était très jeune pour ce genre d’entreprise mais elle n’avait pas hésité.
Mr Patterson était un homme bon, un peu grassouillet mais très honnête. Tout son contraire. Au moment de sa rencontre, elle s'était prise d’affection pour lui et s’en était voulue de lui mentir.
Ses intentions étaient-elles claires ? Bien sûr que non.
Nourrissait-elle des desseins légaux ? Pas vraiment.
Elle s’était rapidement consolée en évaluant les avantages que lui apporteraient son statut d’apothicaire : l’accès à des ingrédients rares facile, une couverture d’honnête travailleuse toute prête. Elle n’était pas mauvaise ; elle avait juste ses propres objectifs.
Ses années Poudlard l’avait forgée d’une étrange façon. Aux commencements de sa Première Année, elle s’était persuadée qu’il fallait qu’elle se lie avec les plus grands pour espérer retrouver son père perdu. Perdu à cause du divorce de ses parents, laissé avec ses racines et ses repères dans un pays auquel elle n'était plus autorisée à penser. Ses hauts-faits et la bourgeoisie magique devait l’aider à s’attirer les faveurs de Leigh qui aurait plaidé en la faveur d’Andrée auprès de sa mère.
Après tout, une petite fille avait besoin de son père pour grandir.
Malheureusement, Leigh n’avait rien d’un bon Samaritain et en plus, il était un hors-la-loi. Quatre ans après ses premiers pas au collège, le scandale avait éclaté. On apprenait ce jour-là dans les journaux qu’un réseau étendu d’anciens Mangemorts avait été démantelé. Ils avaient plusieurs buts, apparemment, mais le principal restait de perpétuer l’œuvre du Seigneur des Ténèbres. De le faire revenir, pour les plus hérétiques. Selon les sources, cette union était née juste après la chute de Lord Voldemort en 1981.
Des noms étaient tombés. Beaucoup de membres encore libres des plus éminentes familles de Sang-Pur – des Black, des Rosier, des Selwyn. Parmi eux se trouvait même celui d’un Prewett.
Des collabos aussi, ces sorciers qui se présentaient neutres mais qui avaient tout à voir avec les tensions qui faisaient rage. Eux avaient le bras vierge mais les mains noires de péchés. Leigh, John en faisait partie.
Ce fut le début de la descente aux Enfers de la jeune Andrée. La plupart de ses plans pour se construire une base de carnet d’adresses prestigieux avaient échoué. Elle avait des amis bien sûr – mais des amis dans lesquels elle-même n’avait pas confiance. Leurs noms n’étaient pas reluisants. Elle avait échoué à se lier aux plus grands.
Après la révélation des allégeances de Leigh, le peu de stabilité que sa vie avait s’effondra. Leigh eut droit à un procès à grande instance. Chaînes autour des poignets, il avait l’air d’un criminel. En tant que belle-fille, Andrée avait eu le droit d’y assister mais n’avait pas pu prendre la parole.
De toute façon, qu’aurait-elle dit ?
Toisé par les mains levées unanimes de l’assemblée, John Leigh fut condamné à quinze ans de prison pour divers motifs. Les plus terribles étaient sans conteste le trafic d’organes – certains appartenaient vraisemblablement à des enfants -, la vente de potions catégorie F – les plus dangereuses et les plus illégales – et les homicides prémédités.
Sa mère aussi avait eu droit à un jugement. En tant qu’épouse et colocataire du potionniste, elle était considérée comme complice de l’accusé. Jeanne Leigh avait couvert sans le savoir des transactions douteuses et des « réunions de travail ».
— Mère n’a rien à voir avec tout ça !, s’était agitée Andrée, en pleurs.
On l’avait traînée en dehors de la salle. À quatorze ans, avait-elle réalisé amère, on n’avait aucun pouvoir. Plus tard, elle voulait avoir l’ascendant.
Sa mère avait été condamnée à deux ans de travaux d’intérêt général mais elle avait sombré dans la boisson et dans la dépression. Elle n’était plus digne de confiance. Sa fille s’était rapidement rendue compte qu’elle ne valait plus grand-chose.
Privée de sa famille, libérée des entraves que Mrs Leigh lui imposait, elle s’était mise à la recherche de son père, en France. Le retrouver avait été un soulagement. Une déchirure aussi. Car en dix ans, un homme avait le temps de se reconstruire. Une nouvelle femme, de nouveaux enfants. Un environnement sain, propre et sans ombrage.
Andrée s’était vite rendue compte que malgré tout l’amour que son père avait pour elle, leur relation ne reprendraient jamais la saveur qu’elle avait auparavant. Leur complicité s’était envolée au profit d’un amour cordial.
Andrée et Pierre de Kerimel s’aimaient, c’était indéniable. Mais le temps effaçait parfois trop bien les cicatrices les plus tenaces et il les enrubannait de plâtre pour qu’elles ne se rouvrent jamais.
Petit à petit, elle apprenait à tirer un trait sur son passé. La seule habitude qui s’accrochait, qu’elle laissait s’accrocher, c’était le jeu du carnet d’adresses. Toujours plus de noms, toujours plus de prestige. C’était enivrant et elle se sentait influente.
Elle détourna la tête. Elle ne pouvait se permettre de s’attendrir. Le magasin venait de fermer, mais elle avait encore beaucoup à faire.
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Septembre 1995
DOLORÈS OMBRAGE REPRÉSENTERA LE MINISTÈRE DE LA MAGIE À L’ÉCOLE DE SORCELLERIE POUDLARD, annonçait un quotidien aux fenêtres d’une librairie. La Une laissait paraître quelques mots qui suffisaient à poser le contexte : « En ce début d’année scolaire, les intentions de réforme de l’éducation des jeunes sorciers se dessinent peu à peu. Le Ministre de la Magie, Cornelius Fudge, a d’ores et déjà annoncé que Dolorès Ombrage serait... »
Le reste était disponible page 3 sur plusieurs encarts, d’après le journal, mais il était inutile de poursuivre sa lecture pour comprendre la teneur de l’article.
Andrée détourna les yeux et pressa le pas. C’était le troisième journal qu’elle voyait et qui ouvrait sur la même actualité. Même si Poudlard ne lui rappelait pas que des heureux souvenirs, elle ne pouvait pas ignorer sa consternation. Si Dumbledore ne parvenait même plus à freiner les ardeurs du Ministère de la Magie, c’était que les choses ne tournaient pas très bien.
Pour les autres, en tout cas. Pour elle, le marché s’annonçait florissant. Poudlard était bien loin désormais.
Ses pas la menèrent dans une ruelle aux apparences incertaines.
Elle détourna la pluie qui tombait dru d’un sort d’imperméabilité et alluma une cigarette. La fumée lui apporta aussitôt le réconfort qu’elle recherchait. Parfaite friandise préliminaire au rendez-vous qui allait suivre.
Le mégot écrasé, elle entra dans une antique bâtisse aux volets noirs. L’Allée des Embrumes n’était pas réputée pour la beauté de ses aménagements.
On l’introduisit dans une anti-chambre, puis dans un salon aux fauteuils défoncés, puis dans un office dont les livres se promenaient dans les airs, enfin dans une véranda aux plantes luxuriantes. La vue qu’elle offrait, droit sur un sous-bois aux chemins de terre, détonnait avec les rues pavées du Londres sorciers.
Un homme était assis sur un pouf aux couleurs orientales. Son visage était dissimulé par l’ombre de sa capuche mais le reste de sa tenue était paré de bijoux et d’ornements dorés. Dans l’accoutrement de cet homme, rien n’était logique.
— Je vous attendais, introduisit-il. Prenez place.
À défaut d’une chaise, Andrée s’installa sur une natte d’osier. Elle ne parvint à déterminer si la voix était masculine ou féminine.
— On m’a dit beaucoup de choses sur vous, Miss de Kerimel. Ou devrais-je vous appeler Miss Leigh ?
— Je n’ai jamais voulu porter le prénom de John Leigh. Si j’ai refusé à sept ans, je refuserai encore aujourd’hui.
L’homme – ou la femme – ne répondit rien. Andrée se demanda quelle expression la personne arborait : souriait-elle ? La jaugeait-elle ? Certainement. Ils étaient sur le point de conclure un contrat d’une importance primordiale pour l’un comme pour l’autre. L’homme avancerait dans ses projets nébuleux – Andrée n’en voulait rien savoir -, elle progresserait sur l’échiquier du pouvoir. De l’influence.
— Je n’ai que peu entendu parler de vous, moi, souligna Andrée. J’aimerais savoir avec qui je fais affaire.
— Vous n’en avez pas besoin.
Il y eut un autre silence. L’inconnu n’était pas bavard.
— Vous cherchez un potionniste suffisamment discret pour que vos affaires restent secrètes, tenta Andrée.
C’était davantage une affirmation qu’une question.
— En effet.
— Vous pensez que je pourrai convenir à ce profil.
— C’est probable.
— Votre employé doit en savoir le moins possible.
— C’est évident.
— Vous aviez l’habitude de travailler avec mon beau-père, il y a dix ans.
Il se contenta de hocher la tête sans répondre. Andrée cessa son interrogatoire ; il ne mènerait à rien et l’autre semblait se braquer. La clé résidait dans son attitude : demeurer invisible, efficace et professionnelle.
Un tiers habillé en noir leur servit un plateau avec du thé, des biscuits et du sucre. Un signe de tête en direction de son interlocuteur et il se retira sans un mot.
Au bout d’un temps interminable, l’homme reprit la parole :
— Vous semblez idéale. Miss de Kerimel, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance.
Il se leva. Sa stature était beaucoup plus imposante que ses jambes croisées ne l’avaient laissé croire. Il frôlait facilement les deux mètres.
— La seule chose que vous devez savoir, c’est que votre travail contribuera à améliorer le monde et que vous serez grassement rémunérée pour cela.
— L’argent ne m’intéresse pas.
— Vous aurez accès à tous les noms que vous voulez pour peu qu’ils vous aident dans votre travail. Mes hommes vous les fourniront lorsque vous les demanderez.
Il s’immobilisa.
— Il est certain que vous ne parlerez de cet accord à personne et sous aucun prétexte.
— C’est la base de mon métier.
Il hocha la tête, satisfait.
Andrée sourit. Visiblement, elle n’aurait pas à promettre l’exclusivité de ses services. Le contraire l’aurait embêtée.
Sans un mot, son employeur sortit un parchemin des replis de sa robe. Son visage était toujours invisible mais la jeune femme l’imaginait doux, avenant, sans trop pouvoir l’expliquer. Sans doute parce que sa voix mielleuse et inqualifiable appelait à la confiance.
Tout en haut du document était tracé en lettres calligraphiées : « Prestataire potionniste – Société Hippocampe – 1876 78 832 ». Certains champs étaient déjà remplis. On ne lui demandait ni son prénom ni son nom de famille. À la place, un nom d’emprunt. Elle mettait le même à chaque fois : « Bal », pour Ballerine.
Elle tenait à ce qu’un morceau de sa vraie personnalité subsiste dans ce métier d’ombres et de nuages.
C’était le cinquième contrat de ce type qu’elle voyait en plus de quatre ans d’exercice. Deux avaient pris l’eau moins de deux ans plus tard ; l’un de ses employés avait fait faillite, l’autre s’était fait coffrer. Les deux autres étaient toujours dans la course, même si elle soupçonnait l’un d’entre eux – le plus ancien – de geler peu à peu son business. Ça faisait plusieurs semaines qu’elle n’avait pas eu de nouvelle de sa part.
Une rentrée d’argent supplémentaire et quelques pas en plus vers ses objectifs n’étaient pas du luxe.
Sans plus hésiter davantage, elle signa.