Kæra dagbók,
juillet 1993,
La Nuit étoilée
Il s'agissait de champignons venus tout droit de la Guadeloupe. C'était un Français rencontré sur le festival qui les leur avait donné. Il passait sa journée à se balader sur la petite colline avec son ukulélé contre la poitrine pour fredonner une balade à qui voulait bien se laisser bercer par les notes de sa voix chérubine. On ne savait pas si lui aussi consommait ses champignons, mais en tout cas, il chantait bien. Il apparaissait entre les tentes comme s'il descendait des cieux pour offrir quelques minutes de répit et de douceur entre les basses effrénées qui résonnaient des caissons installés en contre-bas. Ce week-end, la Trance Goa avait pris possession de ce bout de nature, une vaste étendue d'herbe et de forêt enclavée entre les somptueuses montagnes du Vercors. Un cadre à couper le souffle pour une petite poignée de festivaliers assistant aux premiers balbutiements de ce style musical en Europe.
Elvý commença à ressentir les effets des champignons du Gwada lorsqu'elle redescendit la colline pour rejoindre le système son. Elle fut prise d'une envie irrépressible de rire. Elle se tourna vers Magnus qui marchait à ses côtés et ses pupilles frissonnants d'espièglerie suffirent à déclencher leurs premiers éclats de voix. Ils se prirent dans les bras, hilares, puis elle s'esquiva pour courir avec euphorie jusqu'à la petite scène de Trance Goa. Le ciel gronda et des gouttes éclatèrent des nuages. Elle hurla dans le vent et se mit à tournoyer, sauter et danser de tout son soûl sous l'averse. Tout aussi extatique, la foule l'entoura de ses bras chaleureux et, parmi ces inconnus, elle se sentit faire partie d'une seule et même grande famille. Ensemble, ils vibraient, ils vivaient, ils tremblaient, ils dansaient, et tout était harmonieux, fluide, ondoyant, comme si un fil d'araignée les reliaient tous et que le mouvement de chacun se répercutait à chaque instant sur toute la toile. Une toile souple qui changeait perpétuellement de forme sous l'impulsion de ces êtres qui, en se diluant corps et âme dans la musique, ne formaient plus qu'un.
La notion du temps disparut. Les secondes trébuchèrent, les minutes s'engluèrent et la première heure du voyage ne tarda pas à se dissoudre dans l'air.
Les cheveux dégoulinants, les pieds nus et la boue jusqu'aux genoux, Elvý dansait encore lorsque l'averse passa pour laisser apparaître de nouveau les rayons du soleil. Son sourire éclatant se tourna vers Magnus et son rire résonna à nouveau. Elle ne voyait plus droit. Plus elle regardait le visage de celui qu'elle aimait, plus celui-ci se déformait. Elle avait l'impression de distinguer chaque pigment de son épiderme, comme des milliers de petits traits fuyant vers l'extérieur dans une ronde mouvante où les contours de sa silhouette se fondaient en ondulations avec l'air humide.
Derrière lui, le ciel redevenait bleu, un azur à la fois doux et intense d'après-pluie. Elle aperçevait cette aquarelle dans les sons les plus organiques de la Trance, ceux qui donnaient l'impression d'évoluer dans un liquide ambiant, comme un fluide à la viscosité changeante. Le bleu environnant, c'était toutes ces sonorités qui donnaient de la texture à la musique qui se jouait.
Celle-ci se transmuta lorsque le regard de l'Islandaise fut capturé par le tissu rose fushia d'un T-shirt aux motifs psychédéliques qui passait par là. La mélodie générale reprit le dessus et l'aspira dans un tourbillon symphonique qui fit à nouveau onduler ses hanches. Le fushia l'aspira, l'envoûta et elle crut presque entendre à travers le synthétiseur le cri tribal d'une femme rendue ivre par la danse.
Le rose devenant vertigineux, son oreille se redirigea vers un fondu plus général, puis se cala sur le rythme du vert boueux à ses pieds. Les kicks inépuisables redevinrent maîtres de la bande sonore, se matérialisant à travers chaque brin d'herbe que ses orteils écrasaient. La terre vibrait et la verdure frémissait sous le joug d'un rythme endiablé, celui d'un BPM plus élevé que jamais.
La nature prenait vie et Elvý avait envie d'explorer tout ce que ses perceptions sensorielles pouvaient alors lui offrir. Elle se hissa sur la pointe de ses pieds, appuya la paume de sa main sur l'épaule de Magnus et lui glissa à l'oreille :
- Viens, on va dans la forêt !
Quand ils se délièrent de la foule, la respiration d'Elvý fut happée par la vue de l'imposante falaise rocailleuse face à elle. La montagne lui apparut comme une immense cage thoracique qui gonflait et expirait au rythme de la Trance. Le son ricochait contre ses parois et déformait ses reliefs par endroits, les épicéas se tordaient alors, pliant souplement l'échine sous le poids des ultrasons, regroupant leurs cimes en une spirale vers un même point de convergence, avant de reprendre leur posture initiale. Elvý attrapa le bras de Magnus d'une main, et de l'autre, pointa son index haut-dessus de sa tête. Elle cria :
- Regarde !
Lui aussi s'arrêta et, même si ses perceptions ne lui livraient pas tout à fait le même spectacle, la fascination vint également cueillir ses pupilles en mydriases. Le couple prit ensuite la direction des arbres avoisinants en s'esclaffant à nouveau avec leurs pieds qui dérapaient dans la boue.
- C'est drôle, je n'ai pas la sensation que ce sont mes pieds qui glissent sur le sol, mais plutôt que c'est le sol qui glisse sous mes pieds, commenta Magnus avant qu'ils ne se fassent engloutir par la dense forêt.
Là, le silence sembla les envelopper tout entier comme si la musique avait été avalée par les feuilles qui les entouraient. Le vent les faisait danser avec volupté et Elvý pouvait apercevoir la décomposition de chacun de leur infime mouvement, comme si elles étaient le témoin des notes qui se jouaient plus loin et qu'elles écrivaient leur partition dans les airs. Jamais elle n'avait vu des feuilles bouger ainsi. Les branches qui les portaient étaient des claviers et elles étaient la mélodie qui se déposait dessus. Et quand elle regardait l'arbre en entier, c'était une symphonie puissante qui se jouait. Elvý décida de s'évanouir ici, elle déposa son corps dans un lit de mousse et écouta de ses yeux émerveillés le plus beau refrain que la nature ne lui avait jamais chanté.
Magnus s'était allongé à ses côtés et la nuit ne tarda pas à en faire de même. Sous les rayons lunaires, tout devint moins distinct, plus brouillon, plus flou, mais tout continuait d'onduler. Observés depuis le sol, les buissons prenaient des proportions gigantesques et s'élevaient en ombres filiformes parmi les nombreux hêtres et conifères. Et au-delà du houppier qui les surplombait, les premières étoiles firent bientôt leur apparition. Mille constellations se mirent à respirer en choeur dans le ciel nocturne alors que leurs étoiles scintillaient comme d'énormes lanternes. L'éclat de chacune ne cessait de varier d'intensité, captant à tour de rôle les prunelles rêveuses d'Elvý. Ses iris étaient comme un miroir, un lac bleu saphir où coulaient tous les reflets de ces soleils éloignés.
Jamais un spectacle aussi somptueux ne lui avait été donné d'être vu.
Elvý commença à ressentir les effets des champignons du Gwada lorsqu'elle redescendit la colline pour rejoindre le système son. Elle fut prise d'une envie irrépressible de rire. Elle se tourna vers Magnus qui marchait à ses côtés et ses pupilles frissonnants d'espièglerie suffirent à déclencher leurs premiers éclats de voix. Ils se prirent dans les bras, hilares, puis elle s'esquiva pour courir avec euphorie jusqu'à la petite scène de Trance Goa. Le ciel gronda et des gouttes éclatèrent des nuages. Elle hurla dans le vent et se mit à tournoyer, sauter et danser de tout son soûl sous l'averse. Tout aussi extatique, la foule l'entoura de ses bras chaleureux et, parmi ces inconnus, elle se sentit faire partie d'une seule et même grande famille. Ensemble, ils vibraient, ils vivaient, ils tremblaient, ils dansaient, et tout était harmonieux, fluide, ondoyant, comme si un fil d'araignée les reliaient tous et que le mouvement de chacun se répercutait à chaque instant sur toute la toile. Une toile souple qui changeait perpétuellement de forme sous l'impulsion de ces êtres qui, en se diluant corps et âme dans la musique, ne formaient plus qu'un.
La notion du temps disparut. Les secondes trébuchèrent, les minutes s'engluèrent et la première heure du voyage ne tarda pas à se dissoudre dans l'air.
Les cheveux dégoulinants, les pieds nus et la boue jusqu'aux genoux, Elvý dansait encore lorsque l'averse passa pour laisser apparaître de nouveau les rayons du soleil. Son sourire éclatant se tourna vers Magnus et son rire résonna à nouveau. Elle ne voyait plus droit. Plus elle regardait le visage de celui qu'elle aimait, plus celui-ci se déformait. Elle avait l'impression de distinguer chaque pigment de son épiderme, comme des milliers de petits traits fuyant vers l'extérieur dans une ronde mouvante où les contours de sa silhouette se fondaient en ondulations avec l'air humide.
Derrière lui, le ciel redevenait bleu, un azur à la fois doux et intense d'après-pluie. Elle aperçevait cette aquarelle dans les sons les plus organiques de la Trance, ceux qui donnaient l'impression d'évoluer dans un liquide ambiant, comme un fluide à la viscosité changeante. Le bleu environnant, c'était toutes ces sonorités qui donnaient de la texture à la musique qui se jouait.
Celle-ci se transmuta lorsque le regard de l'Islandaise fut capturé par le tissu rose fushia d'un T-shirt aux motifs psychédéliques qui passait par là. La mélodie générale reprit le dessus et l'aspira dans un tourbillon symphonique qui fit à nouveau onduler ses hanches. Le fushia l'aspira, l'envoûta et elle crut presque entendre à travers le synthétiseur le cri tribal d'une femme rendue ivre par la danse.
Le rose devenant vertigineux, son oreille se redirigea vers un fondu plus général, puis se cala sur le rythme du vert boueux à ses pieds. Les kicks inépuisables redevinrent maîtres de la bande sonore, se matérialisant à travers chaque brin d'herbe que ses orteils écrasaient. La terre vibrait et la verdure frémissait sous le joug d'un rythme endiablé, celui d'un BPM plus élevé que jamais.
La nature prenait vie et Elvý avait envie d'explorer tout ce que ses perceptions sensorielles pouvaient alors lui offrir. Elle se hissa sur la pointe de ses pieds, appuya la paume de sa main sur l'épaule de Magnus et lui glissa à l'oreille :
- Viens, on va dans la forêt !
Quand ils se délièrent de la foule, la respiration d'Elvý fut happée par la vue de l'imposante falaise rocailleuse face à elle. La montagne lui apparut comme une immense cage thoracique qui gonflait et expirait au rythme de la Trance. Le son ricochait contre ses parois et déformait ses reliefs par endroits, les épicéas se tordaient alors, pliant souplement l'échine sous le poids des ultrasons, regroupant leurs cimes en une spirale vers un même point de convergence, avant de reprendre leur posture initiale. Elvý attrapa le bras de Magnus d'une main, et de l'autre, pointa son index haut-dessus de sa tête. Elle cria :
- Regarde !
Lui aussi s'arrêta et, même si ses perceptions ne lui livraient pas tout à fait le même spectacle, la fascination vint également cueillir ses pupilles en mydriases. Le couple prit ensuite la direction des arbres avoisinants en s'esclaffant à nouveau avec leurs pieds qui dérapaient dans la boue.
- C'est drôle, je n'ai pas la sensation que ce sont mes pieds qui glissent sur le sol, mais plutôt que c'est le sol qui glisse sous mes pieds, commenta Magnus avant qu'ils ne se fassent engloutir par la dense forêt.
Là, le silence sembla les envelopper tout entier comme si la musique avait été avalée par les feuilles qui les entouraient. Le vent les faisait danser avec volupté et Elvý pouvait apercevoir la décomposition de chacun de leur infime mouvement, comme si elles étaient le témoin des notes qui se jouaient plus loin et qu'elles écrivaient leur partition dans les airs. Jamais elle n'avait vu des feuilles bouger ainsi. Les branches qui les portaient étaient des claviers et elles étaient la mélodie qui se déposait dessus. Et quand elle regardait l'arbre en entier, c'était une symphonie puissante qui se jouait. Elvý décida de s'évanouir ici, elle déposa son corps dans un lit de mousse et écouta de ses yeux émerveillés le plus beau refrain que la nature ne lui avait jamais chanté.
Magnus s'était allongé à ses côtés et la nuit ne tarda pas à en faire de même. Sous les rayons lunaires, tout devint moins distinct, plus brouillon, plus flou, mais tout continuait d'onduler. Observés depuis le sol, les buissons prenaient des proportions gigantesques et s'élevaient en ombres filiformes parmi les nombreux hêtres et conifères. Et au-delà du houppier qui les surplombait, les premières étoiles firent bientôt leur apparition. Mille constellations se mirent à respirer en choeur dans le ciel nocturne alors que leurs étoiles scintillaient comme d'énormes lanternes. L'éclat de chacune ne cessait de varier d'intensité, captant à tour de rôle les prunelles rêveuses d'Elvý. Ses iris étaient comme un miroir, un lac bleu saphir où coulaient tous les reflets de ces soleils éloignés.
Jamais un spectacle aussi somptueux ne lui avait été donné d'être vu.
ᛊᚨᛗᚾᛖYᛏᛁ